Internationale lettriste n° 1 (novembre 1952)

http://pix.toile-libre.org/upload/original/1307290124.png

 

Internationale lettriste n° 1 – novembre 1952


1

Finis les pieds plats

Cinéaste sous-Mack Sennett, acteur sous-Max Linder, Stavisky des larmes des filles-mères abandonnées et des petits orphelins d’Auteuil, vous êtes, Chaplin, l’escroc aux sentiments, le maître chanteur de la souffrance.

Il fallait au Cinématographe ses Delly. Vous lui avez donné vos œuvres et vos bonnes œuvres.

Parce que vous disiez être le faible et l’opprimé, s’attaquer à vous c’était attaquer le faible et l’opprimé, mais derrière votre baguette de jonc, certains sentaient déjà la matraque du flic.

Vous êtes « celui-qui-tend-l’autre-joue-et-l’autre-fesse » mais nous qui sommes jeunes et beaux, répondons Révolution lorsqu’on nous dit souffrance.

Max du Veuzit aux pieds plats, nous ne croyons pas aux « persécutions absurdes » dont vous seriez victime. En français Service d’Immigration se dit Agence de Publicité. Une conférence de Presse comme celle que vous avez tenue à Cherbourg pourrait lancer n’importe quel navet. Ne craignez donc rien pour le succès de Limelight.

Allez vous coucher, fasciste larvé, gagnez beaucoup d’argent, soyez mondain (très réussi votre plat ventre devant la petite Élisabeth), mourez vite, nous vous ferons des obsèques de première classe.

Que votre dernier film soit vraiment le dernier.

Les feux de la rampe ont fait fondre le fard du soi-disant mime génial et l’on ne voit plus qu’un vieillard sinistre et intéressé.

Go home Mister Chaplin.

L’Internationale lettriste : Serge Berna, Jean-L. Brau, Guy-Ernest Debord, Gil J Wolman

 

2

Les lettristes désavouent les insulteurs de Chaplin

Les membres du mouvement lettriste se sont réunis sur la base de nouveaux principes de connaissance et chacun garde son indépendance quant aux détails d’application de ces principes. Nous savons tous que Chaplin a été « un grand créateur dans l’histoire du cinéma » mais « l’hystérie totale » et baroque qui a entouré son arrivée en France nous a gênés, comme l’expression de tout déséquilibre. Nous sommes honteux que le monde manque aujourd’hui de valeurs plus profondes que celles, secondaires, « idolâtres » de l’« artiste ». Les lettristes signataires du tract contre Chaplin sont, seuls, responsables du contenu outrancier et confus de leur manifeste. Comme rien n’a été résolu dans ce monde, Charlot reçoit, avec les applaudissements, les éclaboussures de cette non-résolution.

Nous, les lettristes qui, dès le début, étions opposés au tract de nos camarades, sourions devant l’expression maladroite que prend l’amertume de leur jeunesse.

Si Charlot devait recevoir de la boue, ce n’était pas à nous de la lui jeter. Il y en a d’autres, payés pour cela (l’attorney général par exemple).

Nous nous désolidarisons donc du tract de nos amis et nous nous associons à l’hommage rendu à Chaplin par toute la populace.

D’autres groupes lettristes s’expliqueront à leur tour sur cette affaire, dans leurs propres revues ou dans la presse.

Mais Charlot et tout cela ne forment qu’une simple nuance.

Jean-Isidore Isou, Maurice Lemaître, Gabriel Pomerand
Publié dans Combat le 1-11-52.

 

3

Position de l’Internationale lettriste
Texte refusé par le journal Combat le 2 novembre 1952 en infraction avec les termes de l’article 13 de la loi du 29-7-1881.

À la suite de notre intervention à la conférence de Presse tenue au Ritz par Chaplin, et de la reproduction partielle dans les journaux du tract intitulé Finis les pieds plats, qui se révoltait contre le culte que l’on rend communément à cet auteur, Jean-Isidore Isou et deux de ses suiveurs blanchis sous le harnais ont publié dans Combat une note désapprouvant notre action, en cette circonstance précise.

Nous avons apprécié en son temps l’importance de l’œuvre de Chaplin, mais nous savons qu’aujourd’hui la nouveauté est ailleurs et « les vérités qui n’amusent plus deviennent des mensonges » (Isou).

Nous croyons que l’exercice le plus urgent de la liberté est la destruction des idoles, surtout quand elles se recommandent de la liberté.

Le ton de provocation de notre tract réagissait contre l’enthousiasme unanime et servile. La distance que certains lettristes, et Isou lui-même, ont été amenés à prendre à ce propos ne trahit que l’incompréhension toujours recommencée entre les extrémistes et ceux qui ne le sont plus ; entre nous et ceux qui ont renoncé à l’« amertume de leur jeunesse » pour « sourire » avec les gloires établies ; entre les plus de vingt ans et les moins de trente ans.

Nous revendiquons seuls la responsabilité d’un texte que nous avons signé seuls. Nous n’avons, nous, à désavouer personne.

Les indignations diverses nous indiffèrent. Il n’y a pas de degrés parmi les réactionnaires.

Nous les abandonnons à toute cette foule anonyme et choquée.

Serge Berna, Jean-L. Brau, Guy-Ernest Debord, Gil J Wolman

 

4

Lettre ouverte à Jean-Isidore Isou

Bruxelles, le 3-11-52

Notre manifestation n’a eu de confuse que votre attitude ridiculement pragmatique.

Allié à vous, comme vous le dites, sur la base de nouveaux principes de connaissances, je déplore la mesquinerie et la puérile lâcheté qui vous caractérise.

La nullité de votre personnage social était compensée par l’Œuvre, mais votre route discrète vers un mysticisme initiatique et l’imbécillité profonde de certains de vos disciples a une odeur nauséabonde qui m’écœure.

Si vous portez encore en vous un message, je saurais l’entendre. Car votre présence n’est pas nécessaire…

Ainsi veuillez me rayer du nombre de vos amis.

Sentiments choisis.

Jean-L. Brau

P.-S. : Dans votre lettre à Combat, vous dites avoir été « dès le début opposé à notre acte ». Que signifient alors vos félicitations orales une heure à peine après le lancer de tracts ?

 

5

Isou passe la ligne

http://pix.toile-libre.org/upload/original/1307294159.png

« C’est une chose que de vivre jeune dans un âge situé  hors de la jeunesse physiologique ; c’en est une autre que de se maintenir en état de jeunesse dans cette situation paradoxale. »

Docteur René Wibaux, Président du Centre d’Études et de recherches Gérontologiques.

 

Mort d’un commis voyageur

Au cours de la tournée de conférences qu’il fit en Europe pour placer Limelight M. Chaplin a été insulté par nous à l’hôtel Ritz, et dénoncé en tant que commerçant et policier.

Le vieillissement de cet homme, son indécente obstination à étaler sur nos écrans sa gueule périmée, et la pauvre affection de ce monde pauvre qui se reconnaissait en lui, me semblent des raisons bien suffisantes pour cette interruption.

Cependant Jean-Isidore Isou, effrayé par les réactions des admirateurs de Chaplin — sauf les lettristes, tous les Français étaient admirateurs de Chaplin — publia un désaveu en termes inacceptables.

Nous étions alors à l’étranger. À notre retour, les explications qu’il nous en donna, et ses efforts maladroits pour minimiser toute l’affaire, ne nous parurent pas recevables et dans les jours qui suivirent nous devions l’avertir qu’une action commune serait désormais impossible.

Nous nous passionnons si peu pour les littérateurs et leurs tactiques que l’incident est presque oublié ; que c’est vraiment comme si Jean-Isidore Isou ne nous avait rien été ; comme s’il n’y avait jamais eu ses mensonges et son reniement.

Guy-Ernest Debord

 

http://pix.toile-libre.org/upload/original/1313437398.png

Gil J Wolman, HHHHHH (Un homme saoult en vaut deux), 1952

 

Publié dans Cinéma, Internationale lettriste | Marqué avec , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , | Commentaires fermés sur Internationale lettriste n° 1 (novembre 1952)

Remarques sur l’I.S. aujourd’hui (27 juillet 1970)

Remarques sur l’I.S. aujourd’hui

1) Je suis en accord avec le texte de Paolo (Thèses provisoires, mai 1970), à deux nuances près. D’abord, à la page 5 de la traduction française, je crois qu’il faudrait dialectiser encore un peu plus la question des rapports du bolchevisme avec l’état d’arriération des forces productives en Russie, en citant le rôle même du bolchevisme de Lénine comme facteur de retard et régression pour cette part centrale des forces productives qu’est la conscience de la classe révolutionnaire. Ailleurs (page 7) Paolo présente comme « légèrement excessive » cette formulation que, dans ce qu’a pu faire jusqu’ici l’I.S., « la part de promesse dépasse encore la part de réalisation » ; et je trouve que cette phrase est complètement vraie, sans rien d’excessif. Avec ces thèses de Paolo, et en y associant nombre de celles qu’ont exprimées divers camarades, notamment Raoul, René et Tony (ainsi que la très juste insistance de Gianfranco pour que nous développions plus concrètement certaines analyses économiques), il me semble que nous avons une base sérieuse à partir de laquelle on peut développer aussi bien l’analyse stratégique que l’activité théorico-pratique, toujours plus vers le concret.

2) Cependant quelques préalables subsistent, qui restent au-dessous de ce débat (quoique déjà abordés fragmentairement par des textes de René, René-Donatien et moi-même). Paolo a eu raison de mettre ces préalables entre parenthèses, car ils ont peu de relation directe avec son esquisse programmatique ; et il a pris soin, dans une note finale, de suspendre le sens même de son texte à leur résolution pratique. Il faut donc encore, à présent, faire un effort pour définir plus concrètement ces difficultés, qui sont à la fois des archaïsmes dans notre propre développement historique et des préconditions qu’il nous faut dominer avant d’entreprendre vraiment la réalisation d’une perspective plus avancée.

3) Dans la suite de ce texte, j’essaierai d’énoncer les traits principaux de ces difficultés, en me limitant à ce que je connais bien, c’est-à-dire à notre existence en France et en Italie. Donc je ne parlerai pas de Jon ou Martin, qui sont placés dans des conditions très différentes (et beaucoup plus difficiles). Pas davantage de Tony, dont le séjour parmi les Français a été trop bref (et, mis à part un ou deux malentendus initiaux vite dissipés, très bénéfique à mon avis). Il va de soi que je n’entends pas, dans ce texte, me placer moi-même au-dessus de la critique, tout ce qui arrive dans une organisation étant finalement sous la responsabilité commune de ses membres. Cette part d’autocritique existera donc au moins implicite dans ces notes. Quelque autre camarade ne manquera pas de préciser les critiques à mon propos qu’il estimerait funestement oubliées, par moi ici ou plus généralement par les situationnistes dans les discussions précédentes et ultérieures.

4) Après déjà quatre mois de débat d’orientation, nous n’avons pas vu apparaître de divergences théoriques, ce qui était assez prévisible. On peut plutôt se demander si ces textes — qui vont dans le même sens et dont beaucoup contiennent d’excellentes choses — ne s’accumulent pas, comme autant de monologues, sans être guère utilisés ? Je précise ce que je veux dire en évoquant cette sous-utilisation de la théorie. De même que Magritte pouvait prendre une pipe en écrivant justement dans le tableau « Ceci n’est pas une pipe », déclarer que l’on ne sépare pas la théorie de la pratique, ceci n’est pas encore pratiquer la théorie ; et la mise en pratique de la théorie révolutionnaire n’est pas du tout messianiquement suspendue à la victoire de la révolution, elle est exigée dans tout le processus de l’activité révolutionnaire. Pareillement, nous refusons tous, bien aisément (et ceci n’est encore qu’une utile constatation théorique) de considérer comme des modalités séparées l’activité la plus fondamentalement théorique et l’activité la plus visiblement pratique. Formuler la théorie révolutionnaire la plus générale ne peut se concevoir sans une pratique très précise — « en amont » comme « en aval » de ce point. Et dans un combat de rue il faut encore penser ! Mais, si l’on sort de ces truismes dialectiques sur les cas-limites, on peut considérer la situation concrète la plus courante, où se reconnaissent les dialecticiens (même si beaucoup parmi ceux-ci n’ont pas la formation intellectuelle qui permet de parler de dialectique, ou d’écrire de la théorie au niveau dialectique). Des hommes se rencontrent. Ils parlent de ce qu’ils comprennent du monde, et de ce qu’ils croient pouvoir y faire. Ils se jugent, en jugeant leur monde ; et jugeant chacun le jugement des autres. Ils s’accordent ou s’opposent sur leurs projets. S’il y a projet commun, ils auront à savoir à différents moments ce que ce projet est devenu. La pratique et leur conscience de la pratique mesurent leur réussite ou leur échec (leur échec et leur succès peuvent être qualifiés, à tort ou à raison, par eux-mêmes, de secondaire ou de décisif ; le résultat pourra être lui-même renversé ultérieurement, et peut-être y pensent-ils et peut-être l’oublient-ils). Etc., etc. Bref, c’est dans cette action, concertée et théorisée (qui est aussi bien la théorie à l’épreuve de l’action) que les dialecticiens révolutionnaires ont à reconnaître au mieux les éléments décisifs d’un problème complexe ; l’interaction probable, ou par eux modifiable, de ces éléments ; la qualification essentielle du moment en tant que résultat, ainsi que sa négation qui est à l’œuvre avec le temps. C’est le territoire du qualitatif, où se connaissent — et où il faut savoir connaître — les individus, leurs actes, le sens, la vie. C’est l’histoire qui est présente dans le quotidien des révolutionnaires. Les camarades diront certainement que les lignes précédentes sont fort banales ; et c’est bien vrai. Voici maintenant une anecdote récente qui est au contraire assez originale, au sens de surprenante et inattendue :

Tout le monde sait que Mustapha s’est engagé, à un moment resté inconnu de l’été 1969, dans une organisation palestinienne (cf. sa rencontre, citée par lui-même à Venise, de gauchistes israéliens en tant qu’un des représentants de cette organisation, etc.). Quelques semaines ou quelques mois plus tard, il en informa l’I.S., et donc démissionna — alors seulement — puisque notre opposition à la « double appartenance » est absolue, et qu’il partage tout à fait ce point de vue. Nous avons alors parlé de son mauvais choix plutôt que de sa mauvaise manière d’avoir fait un nouveau choix, parce que la question était résolue unilatéralement bien avant d’avoir été posée ; et nos regrets l’accompagnèrent. Pour nous faire savoir, à Venise, les impérieuses raisons qu’il avait eues de faire ce choix, et de le faire ainsi, Mustapha exposa une analyse du développement révolutionnaire possible en Jordanie et de la nécessité subjective, qu’il ressentait, de participer à cette lutte. À peine arrivé en Jordanie (dont, en fait, il revenait précisément au moment de ses déclarations de Venise), il découvre — d’après son propre récit récemment — qu’il n’y a plus aucune perspective ! Dans une organisation (le F.D.P.L.P. [Front Démocratique Populaire de Libération de la Palestine, mouvement issu du Front Populaire de Libération de la Palestine, NdÉ]) dont il est très formellement membre, et qu’il désapprouve au moins sur plusieurs points, il ne mène aucune lutte politique, et après quelques mois s’en va, sans même laisser vingt lignes de critique pour y expliquer sa démission. Il revient en Europe, et rencontre d’abord les camarades italiens. Ceux-ci tirent de cette rencontre une conclusion principale, pour ne pas dire unique : qu’il serait excellent que Mustapha redevienne membre de l’I.S., puisqu’il est démystifié de son mirage jordanien, et puisqu’on peut espérer chez lui une telle intention. C’est réduire le problème à un à-côté négligeable, en faisant comme si nous n’avions eu avec Mustapha que certaines divergences — maintenant surmontées — dans l’appréciation politique des perspectives au Moyen-Orient.

Je sais bien que les camarades italiens ont quelques raisons solides et estimables pour souhaiter le retour de Mustapha dans l’I.S. Mais ces arguments « pour » ne peuvent même pas être soutenus si ceux qui pouvaient les formuler n’ont pas d’abord reconnu les arguments « contre » (que j’ai cités au paragraphe précédent) ; car c’est seulement après avoir vu, et avoir dit, ces derniers arguments, que quelqu’un pourrait entreprendre de montrer qu’ils sont moins importants que les raisons contraires. Voilà pourtant un exemple où il est fort peu probable que nous ayons une divergence théorique sur la question de l’organisation, et sur le sens des engagements qu’elle implique. Je crois que les camarades italiens ne mettront pas en doute la force des arguments que je viens de citer (ni le degré de réalité des faits, puisque je les tiens tous de Mustapha). Alors, pourquoi ne les ont-ils pas cités eux-mêmes ? N’en ont-ils pas compris l’importance ? Ou bien les ont-ils perdus de vue, en discutant très finement de trente points annexes (Hussein, la Syrie, Habache [dirigeant du Front Populaire de Libération de la Palestine, NDÉ], Nasser, et j’en passe) ? Ou bien n’ont-ils pas jugé intéressant d’envisager ces aspects du problème avec Mustapha ? Cette joie pour le retour de l’Enfant prodigue après sa débandade moyen-orientale fait honneur à leur sens de l’amitié et de l’hospitalité mais pas, cette fois, à leur sens de la dialectique. Un détail doit être ajouté. Avant de pouvoir apprendre de Mustapha tout ce qu’il avait peut-être fait d’estimable en Jordanie, René-Donatien lui avait adressé une courte lettre, un peu sévère dans le ton (et surtout du fait que subsistait alors un doute sur ce qui, dans l’action exotique de Mustapha, aurait pu, très partiellement, « justifier » son pari), mais qui marquait d’autant plus clairement ce qui, dans le choix fait par Mustapha en 1969, le « diminuait » — aux yeux de René-Donatien tout au moins. Les camarades italiens avaient reçu la copie de cette lettre. Il se trouve que les éléments que j’ai évoqués sont assez décisifs pour que chacun de nous doive les découvrir et les évaluer par lui-même ; et en ce sens la copie de la lettre de René-Donatien aurait dû être inutile. Cependant elle était là ; elle était connue. Je ne trouve pas du tout anormal qu’elle n’entraîne pas l’adhésion immédiate de tous (elle était brève et très générale, exprimant assez brutalement une opinion, et non une argumentation). Mais il est anormal que cette lettre ait été totalement négligée. Les camarades qui peuvent penser sur cette question autrement que René-Donatien auraient dû lui répondre, essayer de combattre sa position sévère, etc. Ainsi, ils auraient été amenés à faire un effort pour contredire la conclusion de René-Donatien, et donner quelques raisons opposées aux raisons dont cette conclusion découle (si elles ne sont pas dans la lettre même, elles sont connues de tous, et c’était vraiment là l’occasion d’y penser !).

Comme il ne s’agit certainement pas d’un mépris délibéré, il faut comprendre qu’ici l’irréflexion va loin, car dans une organisation on ne peut négliger la prise de position de personne ; on peut seulement l’approuver ou s’y opposer.

5) Je me suis un peu étendu sur l’anecdote précédente parce qu’elle est récente, claire et, je l’espère, instructive. Ce n’est pas pour plaisanter les camarades italiens, comme s’ils étaient les seuls dans l’I.S. qui aient jamais oublié leurs armes dialectiques à cause d’un enchantement passager ; plus normal dans les Romans de la Table ronde que parmi les chevaliers de la conscience historique. Tandis qu’eux, par exemple, ont montré brillamment qu’ils savaient faire vite une excellente revue de l’I.S. nous assistons depuis deux ou trois mois à Paris au fantastique spectacle de trois camarades (puisqu’il semble que le quatrième était vraiment trop étranger à notre monde) qui eux-mêmes ont prouvé en d’autres occasions leur talent, se trouvant comme frappés de stupeur devant l’« épreuve » de construire et rédiger le numéro 13 de la revue française. Pourtant ce qui est extraordinaire, ce n’est pas qu’ils se trouvent avec cette tâche sur les bras, c’est qu’elle leur paraisse accablante. Il est clair que les minimes questions de « paresse » (d’ailleurs pas plus prononcée chez eux que chez nous tous) sont dépassées. Ce n’est pas non plus une question bassement rédactionnelle, car tous écrivent assez joliment et ont au départ fait une première ébauche de plan qui n’était pas criticable. Ce qu’ils ont du mal à concevoir, et surtout à se communiquer, ce sont les moments essentiels de ce que l’ensemble de leur numéro aura à dire. Et en dehors de ceci, il est vain d’espérer arranger les choses quantitativement, simplement en écrivant, un peu au hasard et longuement, sur tous les sujets susceptibles d’être abordés dans ce numéro (c’est-à-dire, en fait : tous les sujets). Il ne s’agit pas d’avoir simplement le ton situationniste (aujourd’hui plus ou moins accessible à divers pro-situs), mais de penser et choisir qualitativement ce qui constitue un numéro. Tous les mystères qui poussent la théorie situationniste au bavardage mystique des pro-situs trouvent leur solution rationnelle dans la pratique de la formulation des thèses situationnistes, et dans l’intelligence de cette pratique. Ce sont les mêmes difficultés de méthode qui apparaissent dans ce comité de rédaction et ailleurs. Ici cependant, c’est un peu plus excusable, parce que la mise au point d’un numéro de l’I.S. présente vraiment quelque difficulté, quoique les camarades rédacteurs l’aient ignoré. Du reste ils ne l’ignoraient que parce qu’ils ne l’avaient jamais fait.

6) En négligeant ce détail qu’il y a eu dans tous les numéros de l’I.S. une partie faite de contributions personnelles (souvent notables et parfois même discordantes), on peut dire que, pour l’essentiel de leur rédaction (anonyme), les numéros du 1 au 5 ont été faits d’une manière vraiment collective. Du 6 au 9, l’essentiel fut encore fait assez collectivement, surtout par Raoul, Attila et moi. À partir du 10, je me suis trouvé presque seul chargé de mener à bonne fin chaque publication. Et ce qui me paraît pour le coup franchement inquiétant et malsain, c’est que — froidement, je l’espère — je considère précisément ces trois numéros comme les meilleurs de la série ! Cette situation me fut encore un peu masquée dans les numéros 10 et 11 par une assez faible dose (bienvenue cependant) de collaboration de Mustapha — je parle toujours ici des articles publiés sans signature. On sait comment la disparition de Mustapha, en pleine rédaction du numéro 12 (quoique après qu’il y ait donné le texte sur la Tchécoslovaquie), poussa les choses jusqu’au scandale, puisque simultanément la section française avait doublé en effectif. Je quittai donc aussitôt la « direction » de la revue, principalement pour ne pas être complice d’une sorte de spectacle mensonger, du moment que nous avions eu tous l’occasion de prendre conscience de notre éloignement, dans ce cas, de nos principes affirmés. Voici donc une année que le problème est posé, et les camarades rédacteurs commencent à se mettre en état de le résoudre. Ils n’y arriveront sans doute qu’en s’appropriant finalement les méthodes qui sont « officiellement » les leurs depuis un certain nombre d’années.

7) La sous-conscience (sur la base affirmée de la conscience historique) à propos des nécessités de méthode dans différentes tâches particulières découle évidemment d’une sous-conscience plus générale. Pour deux ou trois camarades, on peut même constater une sous-information, du fait d’un manque de lectures assez étourdissant à la longue pour les théoriciens du prolétariat et les réalisateurs de la philosophie et de l’art. Mais ceci même n’est qu’un épiphénomène ; il serait aussi vain de s’en indigner que vulgaire d’en plaisanter. Si certains n’ont pas lu ce que d’autres citent et emploient, c’est qu’ils n’en ont pas eu envie et qu’ils n’en ont pas eu besoin. Je ne crois pas qu’il y ait là des goûts qui nous opposent. C’est donc simplement que ces camarades ne découvraient rien à faire qui leur eût donné cette envie et ce besoin.

8) Ce défaut d’activité commune (ce qui ne veut pas dire, bien entendu, que nous n’ayons pas discuté, décidé et réalisé ensemble un certain nombre d’actions ou d’écrits, même dans les deux dernières années) se remarque principalement — dans la section française — par une sorte de répugnance générale devant toute critique visant un fait précis, ou l’un de nous. On a bien pu le voir encore à la réunion française du 14 juillet. La moindre critique est ressentie comme mise en cause totale, défiance absolue, manifestation inamicale, que sais-je ? Et cette réaction affective n’est pas vraie seulement de la part du camarade critiqué. Les camarades de l’I.S. sont très rapides, et fort doués, pour juger les pro-situs (par exemple, les écrits successifs du pauvre G.R.C.A.), c’est-à-dire quelque chose de très peu important. Mais presque tous manifestent une étrange lenteur pour juger quoi que ce soit s’il s’agit d’un membre de l’I.S. Ils laissent paraître leur malaise même à voir quelqu’un de nous le faire. Je ne peux croire qu’il y ait à l’origine de ceci une creuse politesse. Il faut donc que ce soit une certaine fatigue au moment d’aborder les questions qui marquent réellement notre mouvement : ce que nous risquons de réussir ou de manquer. Il se produit en tout cas ce phénomène qu’une critique n’est jamais complétée par d’autres camarades, et que personne (sauf parfois le camarade critiqué) ne s’attarde à en tirer une ou plusieurs conclusions qui seraient utilisables par tous pour la suite de notre action commune. Ainsi l’I.S. a tendance à se figer dans une sorte de présent perpétuel et plutôt admirable (puisqu’un passé plus ou moins admirable y continuerait). Cette harmonie peu historique et peu pratique n’est brisée qu’en deux circonstances, la première réelle, la seconde purement apparente. Quand une critique est réellement prise au sérieux et suivie d’effets (parce que l’événement parle si haut que tous exigent alors cette conclusion) un individu est exclu. Il est retranché de l’harmonieuse communion, peut-être même sans avoir jamais été critiqué auparavant, ou seulement une petite fois. Dans le cas de rupture apparente de confort habituel, une critique est faite, un défaut de notre action est signalé. Tout le monde en convient, parfois même sans se donner la peine de prendre la parole, tant le fait apparaît clair et indiscutable, mais ennuyeux (et tant on se préoccupe peu d’y remédier effectivement). Enfin, il est juste de dire que si quelqu’un a insisté sur ce point, tous admettent qu’en effet le détail est fâcheux. Et tous décident à l’instant qu’il ne faudra pas continuer ainsi ; que les choses doivent changer, etc. Mais comme personne ne soucie des modalités pratiques, on se contente d’une espérance, et la chose pourra bien se reproduire dix fois : à la dixième tout le monde aura même oublié la neuvième. Le style général, non tant des réponses que des silences, est manifestement cette idée : « Pourquoi en faire un drame ? » Mais c’est une idée fausse, car il ne s’agit pas d’un drame, et parce que le choix n’est imaginé qu’entre le drame ou la passivité. Et de la sorte, un jour, le problème pourra être enfin traité, mais hélas seulement sur le mode du drame, comme le montrent beaucoup de nos exclusions. Entre la rupture et le contentement de principe, il semble donc qu’il n’y ait pas de place pour la critique réelle. Elle reste inutile et passe pour de la mauvaise humeur (cependant n’allez pas croire qu’une mauvaise humeur bien plus réelle n’existe pas chez presque tous, en proportion inverse de leur indulgence dans la critique ouverte : dans presque toute rencontre personnelle avec un situationniste, on voit bien une sorte de mécontentement vague qui contraste avec la tranquillité de la plupart des réunions).

9) Il va de soi qu’en parlant de « critique », je ne déplore pas seulement le sommeil de la critique dans son aspect « négatif », mais aussi bien du côté « positif » : approuver utilement, développer, tendre à réemployer telle théorie ou tel acte d’un des camarades. J’ai cité la prompte critique des erreurs des pro-situs, non pour dire qu’elle n’est pas en elle-même justifiée, mais pour rappeler que les pro-situs ne sont pas notre référence principale (pas plus qu’I.C.O. [Information et correspondance ouvrières, NdÉ] ou les bureaucrates gauchistes). Notre référence principale, c’est nous-mêmes, c’est notre propre opération. Le sous-développement de la critique interne dans l’I.S. signifie nettement, en même temps qu’il le favorise, le sous-développement de notre action (théorico-pratique).

10 ) J’ai évoqué plus haut la réunion du 14 juillet. Je rappelle que, dans une note concernant notre usage des moyens de communication traditionnels, j’avais critiqué la tendance de plusieurs camarades à l’étourderie ; à l’oubli de détails déjà quelques fois convenus ; et même, plus rarement, à l’argumentation à côté du sujet, qui nous a fait perdre du temps à plusieurs reprises. René-Donatien s’est senti concerné. Heureusement, car il l’était effectivement, au tout premier rang. Mais il s’est de plus senti injustement attaqué ; il était étonné qu’on puisse lui être assez hostile pour lui imputer des erreurs dont il n’a pas idée — et ceci à partir d’un seul exemple récent (ce qui serait effectivement bien plus qu’inamical). Son étonnement m’étonnait. Mais il n’étonnait guère, apparemment, les camarades français ; non certes parce qu’ils ne connaissaient pas d’expérience directe les nombreux exemples que René-Donatien a oubliés, mais parce qu’ils sont si bien faits à l’idée qu’il les oubliera perpétuellement, et que ce n’est pas grave, qu’il leur paraît même inutile d’en parler davantage. Voilà l’attitude qui n’est ni la plus efficace pour l’I.S., ni la plus amicale pour René-Donatien. Je crois qu’il serait fastidieux, pour moi et pour tout le monde, d’écrire plusieurs pages pour énumérer une partie de ces exemples. Je le ferais cependant si René-Donatien (ou un autre camarade) le demandait. Inversement, si personne ne le demande, je considérerai que l’existence de ces exemples est admise par tous, et qu’on ne permettra plus une nouvelle discussion factice pour savoir si oui ou non ils ont existé.

Dans cette même réunion quatre témoins ont été nécessaires pour convaincre René-Donatien qu’il avait pu formuler un jugement erroné, un peu trop favorable, sur un personnage d’ailleurs tout à fait anodin. À plusieurs reprises depuis deux ans, ce mot avait été cité à René-Donatien sans qu’il en nie la réalité. Mais récemment, l’ayant oublié, il niait l’avoir jamais dit. Devant l’évidence extérieure de cet oubli, il a évoqué une possibilité d’« amnésie » véritable (oubliant aussi le fait que le plus sincère oubli ne donne absolument pas le droit de nier le souvenir positif de quelqu’un d’autre, et que le faire est objectivement insultant pour cet autre). Il me semble que passer d’une certitude tranchante à une profession d’incertitude aussi totale est exagéré au même degré que si l’on voulait passer instantanément, à propos de l’I.S., de l’assurance qu’elle est quasi parfaite à la triste conclusion qu’elle n’est rien et ne peut plus rien faire. Cependant l’amnésie (partielle) est un problème dans l’I.S., mais non comme maladie précise de l’un de nous.

11) Je crois que tout ceci n’est rien d’autre qu’un symptôme d’une déficience corrigible : le manque de cohabitation de plusieurs situationnistes avec leur propre pratique. Je me souviens à peu près toujours des fois où je me suis trompé ; et j’en conviens assez fréquemment même quand on ne me le rappelle pas. Je suis porté à penser que c’est parce que je me trompe rarement, n’ayant jamais caché que je n’ai rien à dire sur de multiples sujets que j’ignore, et gardant habituellement à l’esprit plusieurs hypothèses contradictoires sur le développement possible d’événements où je ne distingue pas encore de saut qualitatif. En parlant ici pour moi, je veux croire tout de même, comme dirait Raoul, que je parle aussi pour quelques autres. Et, par anticipation, pour tous ceux des camarades qui se décideront à autogérer consciemment l’essentiel de leur activité.

12)  Comme René-Donatien le demandait, j’ai convenu bien volontiers, le 14 juillet, que mes critiques ne concernaient rien de très important ou de grave ; mais des détails en série. On ne peut cependant s’endormir là-dessus, en séparant antidialectiquement la sphère de l’important et l’inframonde du détail, qu’on serait sûr de ne voir jamais y interférer. En outre l’accumulation d’une quantité de détails peut qualitativement affecter une organisation, soit qu’on les juge ennuyeux soit qu’on les juge charmants ; mais surtout si leur existence même est à la fois connue de tous et présentée de temps à autre comme une surprenante hypothèse qui resterait à prouver. J’estime qu’il faut être brouillé même avec la plus simple logique formelle pour croire que je puisse éprouver à l’égard du camarade René-Donatien, qui en tant d’années n’a pas réussi à lasser ma patience, des sentiments inamicaux. Sur plusieurs points importants (que sans doute d’autres camarades négligeaient trop), nous nous sommes souvent trouvés d’accord, ou à très peu près. Selon moi, René-Donatien est un des très rares camarades qui se montrent généralement capables de juger qualitativement des situations concrètes, au sens où j’en ai parlé ici dans le paragraphe 4 — bien que parfois l’étrangeté de son argumentation ou une tendance à l’incertitude au moment du passage aux conclusions pratiques aient pu paralyser une partie des effets de sa compréhension centrale. Cependant, quoiqu’il se soit plus occupé que presque tous les autres camarades d’un certain nombre de questions, disons techniques, il n’a vraiment rien de l’expert dans deux ou trois des sujets où il se pique de l’être (je n’oublie pas qu’il faut faire la part de son humour, mais je me demande si certains camarades ne s’y trompent pas ? — Vu surtout le fait que le sens de l’humour n’est pas trop répandu dans l’I.S.). Et je suppose que si René-Donatien se propose le but semi-humoristique d’exceller absolument dans, et par, une foule de maîtrises précises, c’est parce qu’il n’a pas assez développé jusqu’ici des capacités plus générales qu’il possède à l’état sauvage. De sorte que nous y perdons tous.

(Ce qui ne veut pas dire que nous devrions être indifférents à la connaissance ou la maîtrise de plusieurs domaines précis ; mais ceci est une autre histoire).

13) J’espère qu’il ne faudra pas aller, dans la suite de cette discussion, jusqu’à faire tous des portraits, dans le genre du XVIIe siècle, sur le style de conduite des uns et des autres. Ce serait cependant mieux que de se taire ou de parler de nobles généralités qui deviennent des abstractions ridicules en regard de certaines arriérations de notre pratique réelle. Il faut voir, et dominer, les obstacles concrets. Il y a un véritable accord entre nous, mais le territoire de l’accord est presque inoccupé (par rapport à sa définition même, qui est exigeante mais, je crois, justement exigeante). Ce « territoire de l’accord » — que j’ai désigné plus haut comme celui où se joue et se vérifie le qualitatif —, c’est évidemment l’essentiel de notre entreprise commune dans l’I.S. (et non tel talent précis ou telle erreur circonstancielle) et c’est aussi l’essentiel de la vie personnelle de chacun de nous (et non certes tel goût ou telle bizarrerie individuels). C’est ici qu’il faut engager notre dialectique, car si elle ne fait pas ses preuves ici, ailleurs elle est mutilée et fausse. Et c’est également le domaine central où aucun de nous ne doit être notablement plus fort que d’autres, sinon le rapport hiérarchique existerait de facto, en dépit des illusions ou bonnes intentions de tous et de chacun.

14) La trivialité du réel envisagé ici (au moins comme tendance menaçante) doit nous mener à dire ou répéter des banalités que l’on rougirait d’avoir à marquer si l’on dressait seulement le plan d’une forteresse de la théorie. Et ceci par exemple : si un groupe antihiérarchique prend l’habitude de laisser à un seul de ses membres la fonction d’avoir raison (l’analyse de ce qu’on fait, et la connaissance de son résultat), même si les effets extérieurs se trouvaient être chaque fois heureux, ce groupe dépendrait en fait du caprice de cet individu. Car, pour qui laisse finalement choisir par un autre l’issue favorable des problèmes rencontrés, le caprice de cet autre se trouve déjà être ce qui a suffisamment raison ; de même que le fait d’avoir réellement raison sans contrôle effectif se ramène au simple caprice.

15) Le style d’organisation défini par l’I.S., et que nous avons essayé d’appliquer, n’est pas celui des Conseils, ni même celui que nous esquissons pour l’organisation révolutionnaire en général ; il est spécifique, lié à notre tâche telle que nous l’entendons jusqu’ici. Ce style a eu d’évidents succès. Maintenant encore, il ne s’agit pas de le critiquer parce qu’il manquerait relativement d’efficacité : si nous surmontons bien les problèmes actuels de la phase d’entrée dans une « nouvelle époque », nous continuerons à avoir plus d’« efficacité » que bien d’autres ; et si nous ne les surmontons pas, peu importe que nous ayons mené un peu plus vite ou un peu plus lentement quelques publications et quelques rencontres. Je ne critique donc pas une certaine inefficacité de ce style d’organisation, mais le fait essentiel qu’en ce moment ce style n’est pas réellement appliqué parmi nous. Si, malgré tous ses avantages, notre formule d’organisation a cet unique défaut de n’être pas réelle, il est évident que nous devons de toute urgence la rendre réelle, ou bien y renoncer et définir un autre style d’organisation, soit pour une suite de l’I.S., soit pour un regroupement sur d’autres bases, dont la nouvelle époque créera certainement un jour les conditions. De toutes façons, pour reprendre la phrase de Paolo, la plupart d’entre nous « ne s’arrêteront pas de danser ». Il faut seulement arrêter de faire semblant.

16) Puisque le problème actuel n’est pas au niveau simplement théorique (et qu’il se dissimule quand on mène une discussion théorique, d’ailleurs presque sans contenu, puisque l’unanimité s’y ferait tout de suite, sans conséquence), je ne crois pas qu’on puisse le régler en constituant des tendances formelles (et moins encore en l’oubliant). Je crois que chacun de nous pourrait essayer de trouver d’abord avec un autre situationniste, par affinité et par expérience, et après discussion très complète, un accord théorico-pratique tenant compte de tous les éléments que nous connaissons déjà (et de ceux qui pourront apparaître en continuant cette discussion). Cet accord pourrait s’étendre ensuite, avec la même prudence, à un autre, etc. On aurait peut-être ainsi quelques regroupements qui seraient capables de dialoguer ensemble, pour s’opposer ou s’accorder ? Le processus pourrait être long (mais pas forcément), et ce serait probablement une manière de mettre en pratique cette perspective évoquée voici quelques mois, mais peu avancée depuis, de « réadhérer à l’I.S. » (sans suspendre formellement l’accord actuel, mais en préparant d’ores et déjà son avenir). Autant dire qu’il est temps de chercher, derrière l’abstraction, maintenant bien reconnue, de l’« organisation I.S. », des individus concrets ; et ce que réellement ils veulent et peuvent faire. Sans prétendre obtenir quelque assurance stable pour la suite, cela permettrait au moins de traiter en pleine lumière toutes les difficultés ou les impressions décourageantes que l’on a déjà constatées. Il faudra donc encore parler de tout ceci, jusqu’à ce que les faits permettent de se taire.

Guy – 27 juillet 1970.

 

Dans le cadre du débat d’orientation de l’I.S. qui a débuté en mars 1970.

Publié dans Internationale situationniste | Marqué avec , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , | Commentaires fermés sur Remarques sur l’I.S. aujourd’hui (27 juillet 1970)

Lettre à Christian Sébastiani (24 novembre 1970)

 

24 novembre 1970

Camarade,

Nous avons lu ta lettre du 19 novembre. Nous prenons acte du fait que tu ne veux pas participer à une tendance qui aurait quelque chose à opposer à la nôtre. Nous comprenons donc que tu envisages une démission, dont tu nous laisses juges. Considérant que ta position, pour l’essentiel, nous permet de conserver l’estime que nous avons pu t’accorder (quelques détails de ta lettre appelant cependant des mises au point, ci-après), nous devons te demander encore des réponses sur les questions principales absentes de ta lettre :

1) En dehors du problème superficiel de la rédaction du numéro 13 — qui fait presque toute ta lettre — que signifie, à ton avis, le refus de prendre des responsabilités dans l’action de l’I.S. ? l’inégalité de fait ? le silence sur cette inégalité ? Notre tendance n’est pas constituée sur le critère de ceux qui auraient fait le plus dans la rédaction du numéro 13 ; mais de ceux qui ont le plus nettement rejeté l’absence et le mensonge dans l’I.S.

2) Que penses-tu de la tendance américaine ?

3) Si tu déplores, justement, un manque d’apports théoriques dans le travail du comité de rédaction depuis six mois, quels sont les points que tu es prêt toi-même à traiter immédiatement ?

4) Que penses-tu, à part le fait qu’elle est « radicalement laconique », de la réponse de Vaneigem ?

Pour ajouter quelques détails utiles, c’est le lieu de dire que ta lettre a éludé lamentablement ces questions centrales, et qu’il vaudrait mieux dire pourquoi.

En outre, d’où tires-tu de quel droit, qu’« il n’y ait eu aucun travail de recherche vraiment sérieux, individuel ou collectif » ? d’une part ; et d’autre part, quand tu es allé voir Riesel le 12, il ne t’a aucunement dit que « c’est un certain style de vie » qui vous « serait le plus particulièrement reproché ». Ce qu’il t’a dit là-dessus est le dernier des points qu’il ait voulu aborder après avoir totalement réfuté l’idée que la non-rédaction du numéro 13 était le centre de la crise, et t’avoir expliqué les buts généraux de notre tendance. De plus, si tu lui avais dit que, le soir où il t’a rencontré, ce n’était pas une petite bande, mais que vous alliez dîner, il t’aurait répondu que la petite bande allait dîner.

Fraternellement,

Debord, Riesel, Viénet

Publié dans Internationale situationniste | Marqué avec , , , , , , | Commentaires fermés sur Lettre à Christian Sébastiani (24 novembre 1970)

Sébastiani à la tendance du 11 novembre (28 novembre 1970)

Sébastiani à la tendance du 11 novembre
Copie à tous les situationnistes

Paris, le 28 novembre 1970

Camarades,

1 – Les critiques que vous formulez dans votre lettre du 24 novembre à propos de ma réponse du 19 m’éclaire la voie que je n’avais pas prise du premier coup. Le mieux est donc que je réponde point par point. Je disais que je jouais mon dernier coup de poker ; je change trois cartes et je surblinde.

2 – J’avais bien compris que le problème de la non-rédaction du numéro 13 n’était pas le centre de la crise. Mais, à mes yeux, il n’était pas si superficiel, en ce sens qu’il a été la concrétisation visible du « refus de prendre des responsabilités ». Je faisais partie du Comité de Rédaction, et ce Comité avait quelque chose à faire. Mon inactivité s’y est étalée. J’ai donc cerné mes critiques et auto-critiques autour de cette non-rédaction. Mais elles doivent être étendues à tous les domaines de l’activité situationniste.

Que signifie refuser de prendre des responsabilités ? C’est refuser de prendre ses responsabilités ; c’est aussi prendre la responsabilité de n’en prendre aucune. C’est ne pas avoir la volonté, et donc la passion, de défendre ce qu’on a de plus cher. C’est créer objectivement les conditions où le vrai ne peut pas se vérifier ; où l’inégalité apparaît de fait puisque n’existe pas cette rivalité créative inter-situationniste pour la radicalisation toujours plus poussée de l’organisation qui doit porter toujours à plus de cohérence ; où les retards peuvent être dissimulés, et jamais corrigés. Dans de telles conditions les « silencieux » sont, objectivement eux-aussi, complices d’un tel état de fait et travaillent à son maintien ; le silence devient ipso facto mensonge. En ce sens l’hypothèse soulevée dans votre Déclaration selon laquelle il pourrait exister chez certains des « buts cachés » ou une « absence de but » trouve là son terrain objectif. (Une telle hypothèse peut être rejetée, mais pas ignorée. Sur ce point je me sens assez proche de l’attitude du camarade Vaneigem.) Disons seulement qu’un tel comportement conscient ne pourrait être que celui d’un saboteur visant à la disparition par inaction de l’I.S.

Il n’y a pas uniquement le refus de prendre des responsabilités ; il y a celui de prendre des initiatives : proposer et réaliser ce qu’on propose. Voilà, en résumé, ce qui m’apparaît maintenant que je commence à me réveiller de mon long sommeil léthargique.

3 – Je ne vais pas ici répéter ce que Guy a déjà écrit aux camarades Horelick et Verlaan dans sa lettre du 28 octobre où il répond méthodiquement à tous les points que leur texte soulevait parfois assez vaguement. Je pense que les deux camarades américains ont les meilleures intentions quand ils dénoncent la crise dans l’I.S., et le « silence généralisé vis-à-vis des bases de la participation… » Sur ce plan leur attitude est moins critiquable que la mienne. Ils veulent donc sortir l’I.S. du malaise où elle est, et, disent-ils, participer à « son sauvetage ». Mais je trouve qu’ils s’y sont très mal pris. Ils sont « volontairement vagues » au sujet des auto-critiques qui doivent se faire ; mais quand ils sont précis ils tombent dans l’erreur. Ils voient bien une part d’échec ; mais ils ne voient pas quel est cet échec. Par exemple, pourquoi remontent-ils à la « disparition de Chevalier » comme « origine (…) du type d’exclusion déterminé par l’échec survenu dans les situations banalisées » ? De même c’est marcher sur la tête que d’écrire : « Par son style moral (la critique prise comme “mauvaise humeur”) et son invocation automatique à toutes sortes de qualificatifs en relation avec des questions inexistantes, la lettre des trois camarades (Riesel, Viénet et moi) laisse voir les profondeurs d’un échec commun dans l’I.S. » Il fallait lire ce qui n’était pas écrit, et ne pas lire ce qui l’était réellement, pour tirer une telle conclusion à partir de notre lettre qui répondait assez sèchement, et sans doute incomplètement, mais point par point, à la leur dont le ton était déjà « roidement administratif », et qui contenait des informations qu’il fallait rétablir dans leur version exacte. Quant à l’hypothétique retour d’anciens camarades, Guy a suffisamment développé sa critique là-dessus. On peut y voir un idéalisme perfectionniste de l’organisation : l’I.S. n’étant pas parfaite tout ce qui s’y passe ne l’est pas. Il faudrait donc abandonner ce qui était encore commun à tous. De plus comme personne n’est nommément cité, tout ceci est assez obscur. Pour que ma position soit nette sur l’éventuel réexamen d’anciens membres de l’I.S. j’ajouterais qu’il me semble pour l’avenir difficilement acceptable, pour ne pas dire tout à fait inacceptable, qu’un camarade puisse donner sa démission, pour quelque motif que ce soit, avec la possibilité de pouvoir reposer un jour sa candidature — ce qu’avait fait Mustapha à Venise, mais cet aspect du problème, s’il mérite encore d’être brièvement discuté n’avait pas été envisagé à cette époque.

Je ne sais pas très exactement ce qu’est réellement la tendance américaine, ni ce qu’elle veut effectivement, mais je ne puis en approuver les bases.

4 – Dans la situation présente il s’agit pour moi de donner les preuves de mes capacités et leur complète utilisation. Dans le cadre du Comité de Rédaction la Perspective d’un pouvoir des soviets en Russie est certainement un des points les plus importants à traiter dans l’immédiat. Je pourrais m’y attacher en proposant un plan le plus complet possible et une esquisse d’introduction. Je pourrais également apporter une contribution à la « définition exacte de l’activité collective dans l’organisation I.S. » en rédigeant le texte « Préliminaires à toute pratique future ».

5 – Je ne pensais pas que mon premier texte était le lieu de dire ce que je pensais de la réponse de Vaneigem. Je vais le dire ici.

Vous avez reçu deux réponses assez différentes par leur forme et leur contenu. J’ai essayé — sans y réussir tout à fait — de dégager les aspects du non-fonctionnement de l’I.S. et de tirer ma part de responsabilité et de culpabilité (je n’ai pas cité d’exemples de peu d’importance, que nous connaissons pour la plupart, et qu’il serait fastidieux de répéter).

Vaneigem est plus général. Le pari qu’il reprend est fondé sur ce qu’on sait qu’il est capable de faire, et qu’il a déjà fait. J’ai dit plus haut le point sur lequel je me trouvais en accord avec lui. Il y en a deux qui me paraissent discutables. Premièrement, je ne pense pas que « la tendance qui s’est constituée le 11 novembre (…) a le mérite d’être la dernière abstraction à pouvoir se formuler dans, pour et au nom de l’I.S. » S’il est parfaitement juste que votre tendance s’est formulée dans, pour et au nom de l’I.S., elle n’est en aucune manière une abstraction. La Déclaration posait dans leur simple authenticité les problèmes qui sont — ou qui devraient être — dans toutes les têtes. Elle met un terme final à tout ce qui a été toléré jusqu’ici ; elle est le point de départ de toute l’activité situationniste à venir. Deuxièmement, votre tendance ne peut pas juger « sa critique suffisante en soi » : elle serait alors en contradiction avec elle-même. C’est au contraire les réponses faites à la Déclaration qui seront jugées suffisantes ou non. Ceci dit, je crois à la sincérité de l’engagement du camarade Vaneigem. Son texte mériterait plus d’éclaircissements : notamment les trois premières questions centrales qui sont « éludées lamentablement » de mon premier texte ne sont pas non plus traitées dans le sien (ce n’est bien entendu pas une consolation pour moi !).

6 – C’est très certainement le produit de mon inactivité silencieuse qui m’a fait écrire qu’« il n’y eut aucun travail de recherche vraiment sérieux, individuel ou collectif ». Je dois donc ajouter que moi seul suis en cause. J’ai été si absent que je ne me souviens pas des travaux que les camarades ont réalisés ; et je comprends alors votre indignation, car je n’ai aucun droit d’écrire cela. Je ne peux rien dire de plus sur ce point, sauf que c’est celui qui m’inquiète le plus sur moi-même.

7 – Il est exact que c’est « après avoir totalement réfuté l’idée que la non-rédaction du numéro 13 était le centre de la crise… » que Riesel a abordé la question du style de vie. C’est quand je lui ai dit que je ne comprenais pas très bien cette critique qu’il m’a cité l’exemple de notre rencontre. René aurait bien pu me répondre que « la petite bande allait dîner » ; mais ce que je regrettais le plus dans ma lettre du 19 c’est qu’il ne m’ait pas fait cette critique avant le 12. Pour en finir avec cette petite bande il me semble utile d’ajouter ceci. Nous étions plusieurs ce soir-là, par conséquent nous pouvions donner l’apparence d’une petite bande. Mais il n’en reste pas moins vrai que nous ne l’étions pas ; je veux dire avec l’esprit d’une petite bande : le petit bonheur de mettre sa misère en commun, de n’avoir que des rapports de misère et des misères de rapports et de s’en satisfaire. Je me rappelle très bien ce qui avait été critiqué du temps où une véritable petite bande vivait chez Le Glou. Je n’ai aucun penchant à ce genre de misérabilisme. Je n’ai jamais mangé et je ne mangerai jamais de ce pain-là.

Fraternellement,

Sébastiani

Publié dans Internationale situationniste | Marqué avec , , , , , , , , , , , , | Commentaires fermés sur Sébastiani à la tendance du 11 novembre (28 novembre 1970)

Lettre à Jonathan Horelick et Tony Verlaan (29 novembre 1970)

 

Paris, le 29 novembre 1970.

Camarades,

Ce que nous voulons faire maintenant, pour continuer la théorie situationniste et sa pratique, nous apparaît extrêmement éloigné des préoccupations exprimées par votre long document du 16 novembre.

D’après vos documents précédents, nous avions qualifié votre position comme étant futile. Nous maintenons cette appréciation au vu de votre plus récente production extensive de la même futilité : quand vous écrivez plus longuement, vous n’en êtes pas moins futiles. Au contraire !

Quelquefois même, vous avez dépassé la futilité : vous êtes allez jusqu’à écrire littéralement n’importe quoi ; et on peut se demander dans quel but. Le 21 septembre, vous nous avez écrit que la rédaction du n° 2 de votre revue, et tout autre projet, seraient suspendus jusqu’aux mises au point que vous réclamiez sur notre activité commune. Le 22 septembre, en contradiction scandaleuse avec votre résolution de la veille, vous nous avez demandé quels étaient les projets que nous avions nous, en Europe « qui motivent la répartition des fonds dont l’I.S. dispose ». Le 6 octobre, vous nous avez annoncé votre projet de réaliser six publications, « ceci dans les douze prochains mois », avec l’annonce d’un « prochain numéro à la mi-novembre », sans compter des projets annexes dans le cinéma, le rock’n roll, etc. Vous n’avez même pas fait mine de tenter de nous expliquer d’aussi comiques revirements.

Nous constatons que vous persistez dans votre exigence de recommencer des discussions pour un regroupement éventuel, avec précisément Beaulieu et Rothe. Vous marquez ainsi votre mépris de tous les problèmes réels de l’activité de l’I.S. en associant, par une simple interprétation formaliste (très peu rigoureuse d’ailleurs) des règles de rupture, deux individus qui ne peuvent aucunement être comparés. Eduardo Rothe, quoique son erreur soit indiscutable et ait été reconnue par tous, lui compris, est un des plus estimables camarades qui aient participé à l’I.S. ; Beaulieu a été le plus con, le plus sordide, et un des pires truqueurs — qui a été fort habile de démissionner au premier instant où il était critiqué, c’est-à-dire une heure environ avant d’être ignominieusement exclu pour avoir dissimulé et falsifié la correspondance de l’I.S. avec l’Espagne. Cependant, nous qui considérons cette différence réelle que vous voulez oublier, et pour des raisons méthodologiques tout autres, nous n’acceptons plus de discuter d’un regroupement avec aucun des deux, comme vous le saviez fort bien. Cette incompatibilité précise entre nos décisions impliquerait déjà une scission.

Par ailleurs, à propos de cette vérité que « trop peu de fautes ont été considérées comme inacceptables », vous n’envisagez aucunement la critique profonde qu’elle appelle, et que nous avons commencé à formuler ici peu après. En disant que Debord n’a pas été assez sévère pour quelques erreurs superficielles, de la période précédente, vous insinuez tout simplement, sans droit, sans raison, six mois plus tard et avec une inconscience transocéanique que nous, ici, nous aurions dû exclure plusieurs camarades, notamment Riesel, Sébastiani, et peut-être Sanguinetti. Nous trouvons que la plaisanterie a bien assez duré. Au-delà de ces vétilles, il y a un point fondamental qui nous oppose. Nous considérons votre activité et votre existence, dans la théorie, la pratique réelle, etc. — bref tout ce qui est censé justifier les relations avec vous, et une action commune organisée – et, nous trouvons que c’est vraiment très peu. Sur l’autre plateau de la balance, nous voyons un amoncellement de chicanes, d’aigreurs, d’exigences injustifiées, c’est-à-dire une pseudo-participation à grande distance, et très peu qualifiée, aux problèmes que nous vivons ici. Vous qui avez tant parlé de l’autonomie des sections, vous êtes trop absents en Amérique, et trop présents ici par correspondance ; seul terrain apparent de votre « pratique » ; incohérente au demeurant. Une telle « action commune », inversement proportionnelle à l’importance de tous les sujets, ne nous paraît vraiment pas intéressante.

En conclusion donc, nous constatons dès maintenant que la scission est faite. Désormais votre activité situationniste autonome pourra, sous votre seule responsabilité, rechercher le dialogue qui vous conviendra avec Beaulieu, ou Chevalier, ou toute autre personne avec laquelle nous n’avons plus voulu garder de contact. Nous vous proposons de continuer l’échange de nos diverses publications et naturellement de tous textes diffusés publiquement sur notre scission et les polémiques qui pourront s’ensuivre. Mais nous ne sommes plus intéressés par une correspondance « interne » dont la base organisationnelle n’existe plus.

Salutations révolutionnaires,

Guy Debord, René Riesel, Gianfranco Sanguinetti, René Viénet

Publié dans Internationale situationniste | Marqué avec , , , , , , , , , , , , | Commentaires fermés sur Lettre à Jonathan Horelick et Tony Verlaan (29 novembre 1970)

Lettre de Gianfranco Sanguinetti (8 décembre 1970)

 

Paris, 8 décembre 1970

Camarades,

Je tiens à préciser ma position vis à vis de la tendance que les camarades Viénet, Riesel et Debord ont constituée le 11 novembre et, en même temps, les raisons de mon accord avec toutes leurs positions ainsi qu’avec leur Déclaration préalable.

Le mérite principal de cette tendance est d’être le premier acte concret commis dans et pour l’I.S. depuis qu’on parle de crise : toutes les réponses parvenues à cette tendance l’ont confirmé largement.

À la façon des truands italiens après un coup, la tendance a dit à tous les membres de l’I.S. : « Videz vos poches, et on verra ce qu’on a et ce qui nous manque ! » Maintenant on a vu : il n’y a pas eu de hold-up depuis longtemps !

La tendance est concrète aussi au sens précis que parler de la « crise » faisait encore partie de la véritable crise et nullement de son dépassement plus ou moins indolore. Personne ne peut en fait nier que le débat, qu’on pourrait dire entre sourds, sur la stratégie et la crise, reconstituait généralement le confort qu’il déclarait vouloir briser.

Toutes les fois que quelqu’un touchait le punctum dolens, c’était le silence. Ce silence a atteint son paroxysme après le texte de Guy de juillet. En même temps, la tendance a été l’unique réponse à ce texte. Maintenant on peut dire, rétrospectivement, que tant qu’une discussion a existé, elle semble avoir voulu, inconsciemment, exorciser ce dont elle prétendait parler : le texte de Guy de juillet parlait si haut qu’il a provoqué un silence de trois mois et demi, qui est en même temps un aveu des manques dont tous sont responsables.

La tendance est une fois de plus concrète dans son opposition à la tendance informelle, mais généralement prédominante, à se contenter de voir, avec une certaine suffisance, dans tel ou tel événement dont cette époque est si riche, la confirmation de telle ou telle partie de notre théorie ; ceci étant sans aucun doute le plus décourageant des conforts. D’ailleurs, ce confort n’existait qu’en proportion inverse de l’enrichissement réel.

La richesse, en argent, dont l’I.S. disposait ces derniers mois, ne la rendait pas moins pauvre. Ce qui a manqué, a été l’envie de réaliser ce que chacun a sûrement quotidiennement pensé : n’imaginer le choix qu’entre le drame et la passivité de la routine, voilà le vrai drame de la routine !

C’est une banalité qu’il nous faut dire : ou bien on est une organisation révolutionnaire, justement pour organiser la réalisation de nos projets, ou bien on choisit d’être un cercle d’intellectuels se réunissant tous les ans autour de leur revue. Cet étrange confort qui existait dans une organisation de lutte comme l’I.S. existait justement dans la mesure où cette lutte faisait défaut.

Détournant Raoul, j’écrivais dans mon texte du débat qu’il est vraiment honteux que ceux qui disposent de la plus moderne et cohérente organisation révolutionnaire internationale d’aujourd’hui, s’en soient servi si peu et si lentement.

Raoul lui-même pensait d’ailleurs très bien quand il nous disait qu’il est néanmoins navrant de dire en clair comment chacun se comporte, « on devrait se comporter spontanément, à savoir : s’efforcer d’être au centre de l’organisation ». Mais il le disait de l’extrême périphérie de l’organisation.

Raoul semble nous dire maintenant que l’I.S. n’existe désormais plus ; et il appelle déjà aux historiens à venir pour avoir des explications. Mais qui a affirmé vouloir faire l’histoire se fout de ce que les historiens pourront lui raconter post festum, connaissant bien ce qu’il a fait, ce qu’il a réussi et ce qu’il a raté.

Il est exact aussi de parler « du peu de pénétration de la théorie situationniste en milieu ouvrier et du peu de pénétration ouvrière en milieu situationniste ». Mais alors, il faut également dire ce que l’I.S., ou chacun de ses membres individuellement, ont fait pour que cela se réalise. Et il nous faut dire que depuis qu’on parle un peu plus concrètement [… passage illisible …].

Ce qui avait permis à l’I.S. d’exister admirablement en tant que telle dans les dix premières années a été le fait que, dans une époque mauvaise, elle a su être constamment bien contre cette époque même. Doit-on en conclure que l’I.S. se trouve après 68 dans une crise constitutionnelle, genre Ligue des Communistes après les révolutions de 48-49 ? Non. D’abord parce que les temps sont meilleurs, et puis parce que l’I.S. est objectivement mieux. Ce n’est pas notre style qu’il nous faut changer.

Mais on ne peut pas dire non plus qu’elle ait été étrangère à la retombée momentanée d’un grand mouvement, qu’elle avait par ailleurs si bien su prévoir et se préparer à affronter. Puisque le peu que nous avons fait en 69-70 a été correct ; puisque ce n’est pas, à mon avis, le style d’organisation que les situationnistes ont choisi qui est faux ; il nous faut en conclure que la faille existait, certes, mais qu’elle a consisté en tout ce qui a manqué pour faire progresser le mouvement. Jusqu’à maintenant, la faille, l’absence l’ont emporté. C’est le mérite de la tendance de l’avoir enfin comblée.

On pourrait dire d’une façon un peu générale et grossière que la dose de créativité nécessaire parmi nous à tout moment n’est pas inférieure à celle qui a été nécessaire pour imaginer concrètement l’organisation situationniste, c’est-à-dire la faire exister en 1957.

La futilité des « critiques » et des chicanes des Américains [Verlaan et Horelick] sert une fois de plus à ne rien changer : ils substituent ce qui a été un véritable manque de critiques réelles par des critiques réellement fausses ; ils substituent le manque d’activité réelle par l’unique activité factice de faire ces fausses critiques. Du reste, ils embrassent déjà joyeusement (cf. leur lettre du 18 novembre) la perspective de leur petite scission.

C’est dans ce climat que tant de bêtises ont pu se traîner de Sperlonga à New York. Comme le disait Marx : « Nous connaissons bien le rôle de la bêtise dans l’Histoire ». Mais nous sommes là pour l’empêcher de jouer un rôle parmi nous.

Gianfranco Sanguinetti

Publié dans Internationale situationniste | Marqué avec , , , , , , , , , | Commentaires fermés sur Lettre de Gianfranco Sanguinetti (8 décembre 1970)

À tous les situationnistes (28 janvier 1971)

 

28 janvier 1971

Camarades,

En rejetant à leur néant les contemplatifs et les incapables qui croyaient pouvoir figurer perpétuellement dans l’I.S., nous venons de faire un grand pas. Il nous faudra donc continuer à marcher ; parce que maintenant pour l’I.S. aussi, une époque est finie, et mieux comprise. L’indéniable succès que nous avons enregistré dans ce cas était si facile, et tellement tardif, que personne certainement ne croira que nous ayons droit à un repos d’une ou plusieurs semaines pour le savourer ! Cependant, depuis déjà quelques semaines, une certaine lenteur recommence à se manifester (à mon avis, sans plus avoir aucune des excuses ou semi-justifications précédentes) quand il s’agit de développer nos positions présentes. Je crois me rappeler que tous se sont accordés sur l’urgence d’aboutir à des conclusions précises sur les points suivants :

a) Critique approfondie (et théorisation utilisable dans l’avenir) de ce qu’a été la carence principale de l’I.S. Je suppose que ceci a été implicitement assez bien reconnu dans la phase précédente du débat ; mais trop souvent dans le passé la conduite de l’I.S., même dans ce qu’elle a pu réaliser d’excellent, s’est trouvée fondée sur un accord ou une participation simplement implicites. Il faut que tout devienne explicite. Et par exemple, ce qui l’est déjà, c’est que nous n’allons pas considérer comme une explication suffisante de cette carence quelques anecdotes personnelles, comme la propension de Salvadori à la logique furieuse, ou celle de Vaneigem à la timidité radicale mal dissimulée sous une totalité en peau de lapin.

b) Définition de « l’organisation I.S. » ; choix sérieux de notre stratégie, et notamment par rapport à nos multiples partisans (qui sont assez rarement ceux que nous avons l’occasion, ou l’ennui, de rencontrer directement ; presque tous les meilleurs sont plus loin). Ici se posera une question précise : qui voulons-nous éventuellement recevoir dans l’I.S. ? — ou bien personne ? (ceci étant évidemment lié à ce que nous reconnaissons clairement nous-mêmes comme les conditions réelles de notre activité).

c) Une théorie plus avancée et plus précise de l’organisation révolutionnaire, d’après l’expérience ancienne du mouvement prolétarien, celle de mai, la nôtre.

Les points a et b sont préalables à la rédaction d’une partie essentielle du numéro 13. Le point c, très vaste, peut être développé surtout après ; mais pourrait commencer à y être traité. De plus, n’oublions pas que, si désormais aucune routine ne va plus protéger aucune sorte de confort parmi nous, en revanche, nous avons une liberté totale de décision : par exemple, rien n’exige que nous fassions un numéro 13, etc. Il faudra donc que chacun énonce son opinion (ou ses doutes) sur tout cela. La seule condition sine qua non de notre conclusion commune, c’est qu’elle satisfasse fondamentalement chacun de nous, et sans rien contenir, comme précédemment, de trouble ou de mensonger : par exemple il est bien clair que, depuis que j’ai été amené à faire quelques progrès intellectuels qui m’étaient bien nécessaires, on ne me verra jamais plus tenir le rôle inconscient, pour l’I.S., ou n’importe quoi d’autre, du chef (approuvé mais non suivi) et de l’employé (non payé). Dans la suite de ce texte, je vais formuler, dans un relatif désordre, quelques-unes de mes idées sur le point a.

Dans les cinq dernières années de l’I.S., où les défauts des uns soutenaient les défauts des autres (et au moins dans le cas de Vaneigem, je crois qu’un tel soutien constituait une tactique précise), on peut mettre à part quelques cas d’incapacité complète vraiment sympathique (Strijbosch) ou d’une ignoble imbécillité (Beaulieu) ; et quelques cas où des individus remarquables — c’est-à-dire susceptibles de le devenir vite — ont été perdus par suite, disons, d’un trait de caractère relativement aberrant, qui les a empêchés une fois de soutenir leurs engagements sur des points qui ne présentaient aucune difficulté réelle pour des gens de cette qualité (par exemple, et pour simplifier, l’amour fort aliéné de sa femme chez Nicholson-Smith, et la fébrilité dramatisante dans la polémique chez Rothe). En dehors de ceci, je vois deux tendances distinctes, quoique alliant l’une à l’autre (à des degrés divers) de l’incapacité et du bluff. D’un côté ceux qui sont toujours restés fidèles approbateurs de ce que faisait l’I.S., sans vouloir prendre leur part des inconvénients, mais en y recherchant quelques petits avantages, plutôt du côté de leur vie personnelle (Vaneigem, Khayati, Chevalier). De l’autre côté ceux à qui la participation formelle à l’I.S. a tourné la tête, leur faisant exiger leurs droits abstraits de « militants » d’une entreprise qu’ils n’avaient pas réellement comprise ni enrichie (et où, pour comble de joyeux confort, ils n’avaient même pas eu à militer ; ceux-là avaient des ambitions tournées vers l’intérieur de l’I.S. (comme tremplin vers l’extérieur) ; ils y voulaient le pouvoir, et précisément sa seule forme par eux  apparemment saisissable, mais en caricature : l’exclusion (vous aurez reconnu sans peine Garnault, Chasse, Salvadori, Verlaan).

Je résume mes conclusions, sur ce déplorable examen, par quatre ébauches de thèse :

1) L’I.S. a couru effectivement le risque de devenir récemment, non seulement inactive et dérisoire, mais récupératrice et contre-révolutionnaire. Les mensonges qui avaient grandi à l’intérieur commençaient à avoir un effet mystificateur, et de désarmement, à l’extérieur. L’I.S. pouvait, au nom même de ce qu’elle a fait de bon dans la précédente époque, devenir la dernière forme du spectacle révolutionnaire, et vous connaissez tous ceux qui auraient volontiers couvert et conservé ce rôle pendant dix ou vingt ans de plus.

2) Ce processus d’aliénation connu par diverses tentatives d’émancipation du passé (de la Ligue des communistes à la F.A.I. ou même, si cet aspect doit aussi être évoqué dans notre cas, le surréalisme) était suivi par l’I.S. dans toutes ses formes bien reconnaissables : paralysie théorique ; « patriotisme de parti » ; silence mensonger sur les défauts qui apparaissent de plus en plus ; dogmatisme tranchant ; langue de bois destinée aux mineurs de Kiruna — encore d’assez loin, heureusement — comme aux exilés ibériques ; titres de propriété invisibles possédés par des petits clans, ou bien des individus sur un secteur de nos relations ou activités, du fait qu’ils sont « membres de l’I.S. » comme on était civis romanus ; idéologie et malhonnêteté. Naturellement, un tel processus a eu lieu cette fois dans les conditions historiques d’aujourd’hui ; c’est-à-dire aussi, en grande partie, dans les conditions mêmes posées par l’I.S. ; de sorte que beaucoup de traits du passé ne pouvaient pas y figurer. Cet ensemble de conditions pouvait rendre le renversement contre-révolutionnaire de l’I.S. d’autant plus redoutable s’il venait à réussir, mais en même temps il lui faisait la réussite difficile. J’estime qu’en ce moment ce péril n’existe presque plus : nous avons assez bien cassé l’I.S. dans les mois précédents pour qu’il n’y ait plus guère de chances pour que ce titre et cette image puissent devenir nuisibles en de mauvaises mains. Sans doute, à présent, le mouvement situationniste — au sens large — est un peu partout. Et n’importe lequel de nous, comme aussi des expulsés, peut demain, au nom du passé de l’I.S. et des positions radicales qui sont à développer présentement, parler seul au courant révolutionnaire qui nous écoute : mais c’est justement ce que Vaneigem ne pourra pas faire. D’autre part, si un regroupement néo-nashiste osait se former, une seule brochure de vingt pages le démolirait. Ainsi donc, briser l’I.S., et réduire à rien les prétentions louches qui auraient pu la conserver comme modèle aliéné et aliénant, était devenu au moins le premier devoir révolutionnaire que nous avions. À partir de ces mesures de sécurité opportunément mises en actes, nous pouvons sans doute faire beaucoup mieux.

3) L’I.S. a eu (nous avons encore, quoiqu’en étant, heureusement, nettement moins en avant-garde) la théorie la plus radicale de son temps. Dans l’ensemble elle a su la formuler, la diffuser, la défendre. Elle a su souvent lutter bien dans la pratique ; et même certains de nous ont assez souvent pu conduire leur vie personnelle dans la ligne de cette théorie (condition d’ailleurs nécessaire pour en formuler l’essentiel). Mais l’I.S. ne s’est pas élevée jusqu’à appliquer sa propre théorie dans l’activité même de formulation de cette théorie, ni dans la conduite générale de sa lutte. Les partisans des positions de l’I.S. n’ont pas été, le plus souvent, leurs créateurs et leurs véritables agents. Ils ne furent que des pro-situs plus officiels et plus prétentieux. Ceci est le principal défaut de l’I.S. (évitable ou non ?). Ne pas s’en apercevoir a été, longtemps, sa pire erreur (et pour parler pour moi, ma pire erreur). Si cette attitude avait dominé, c’eût été son crime définitif. L’I.S., en tant qu’organisation, a échoué en partie ; et justement sur cette partie. Il fallait donc appliquer à l’I.S. la critique même qu’elle a appliquée, souvent si bien, à la société dominante moderne. (On peut dire que nous étions assez bien organisés pour faire surgir dans le monde notre programme ; mais non notre programme d’organisation.)

4) Les multiples carences qui ont affecté l’I.S. se ressemblent toutes en ceci qu’elles étaient le fait d’individus qui avaient besoin de l’I.S. pour être personnellement quelque chose ; et ce quelque chose ne s’identifiait jamais à la réelle activité, que l’on peut dire révolutionnaire, de l’I.S., mais à son contraire. En même temps, ils ont poussé au comble l’éloge de l’I.S., à la fois pour faire croire qu’ils y étaient comme le poisson dans l’eau, et pour donner l’impression que la hauteur de leur extrémisme personnel était au-dessus de tout vulgaire contrôle des faits. Et pourtant l’alternative a toujours été fort simple : ou bien nous sommes fondamentalement égaux (et nous nous le prouvons) ; ou bien nous ne sommes même pas comparables. Quant à nous ici, c’est seulement si nous n’avons pas besoin de l’I.S. que nous pouvons en faire partie. Il s’agit d’être par nous-mêmes, et ensuite, secondairement, d’associer en toute clarté nos possibilités et nos volontés précises (et précisées) pour une action commune qui, alors, peut être la suite correcte de l’I.S.

En attendant les textes de tous, et aussi persuadé que quiconque qu’il ne saurait être question de reconstituer maintenant le style ancien du pseudo-débat tel qu’il avait commencé au printemps dernier, je voudrais citer un exemple qui m’a donné l’impression d’un retour spontané aux ennuyeuses habitudes d’autrefois. Je dois dire que j’ai trouvé grotesque la rédaction du pseudo-procès-verbal de « l’Association des amis de l’Internationale », infligé l’autre soir par le camarade Viénet à l’estimé camarade Lehning. Nous étions malheureusement tous là, et toutes nos objections — ce jour-là — n’ont pas interrompu le déroulement de ce cérémonial. Je crois que le moment actuel n’est pas à de telles plaisanteries, et que dans tous les cas ces plaisanteries gagneraient à être menées avec une légèreté plus talentueuse ; et surtout quand nous ne sommes pas tous réunis pour y servir de toile de fond. Un problème de détail se pose aussitôt : je croyais que cette association avait été formée pour servir de couverture à deux activités précises de l’I.S. J’aimerais donc savoir si elle comporte maintenant, comme par une logique autonome que nous n’aurions pas à connaître, d’autres projets, nécessités ou pseudo-nécessités qui s’enchaîneraient là-dessus ? Le camarade Viénet écrivait, en mai 1970, que l’avenir montrerait s’il était « en mesure de dépasser le stade d’une participation blasée et presque pessimiste ». Comme nous sommes arrivés à un moment bien différent, je voudrais qu’il nous dise s’il s’estime toujours blasé et pessimiste ; et dans l’affirmative, à propos de qui, ou de quoi ? Dans l’ensemble, je crains qu’il ne nous fasse encore trop confiance quand il s’agit de problèmes centraux que nous avons maintenant sur les bras, et que par contre il ne manifeste une trop forte propension à régler tout seul, plus ou moins bien d’ailleurs, mais comme avec l’autorité indiscutable d’un spécialiste, certains problèmes subordonnés de notre activité commune (questions d’édition ou de trésorerie). Je déplorais en juillet qu’il néglige « des capacités plus générales qu’il possède à l’état sauvage ». C’est le moment, ou jamais, de les employer.

J’espère que les textes qui répondront à celui-ci contribueront à une élucidation plus achevée de tous nos problèmes concrets.

Debord

 

Texte présenté à la réunion du 28 janvier 1971.

Publié dans Internationale situationniste | Marqué avec , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , | Commentaires fermés sur À tous les situationnistes (28 janvier 1971)

Manifest (novembre 1958)

 

« Envoie au plus tôt à Paris le manifeste des Allemands — et en général les publications qu’ils préparent. »

Lettre de Guy Debord et Constant à Asger Jorn, 12 novembre 1958.

 

http://pix.toile-libre.org/upload/original/1307281596.png

 

Manifest

1. Es gibt heute eine zukunftsträchtige, künstlerische Aufrüstung im Gegensatz zur moralischen Aufrüstung. Europa steht vor einer großen Revolution, vor einem einzigartigen kulturellen Putsch.

2. Die Kunst ist die letzte Domäne der Freiheit und wird sie mit allen Mitteln verteidigen.

3. Wir wagen es, unsere Stimme gegen den ungeheuren Koloß des technisierten Apparates zu erheben. Wir sind gegen das folgerichtige Denken, das zur kulturellen Verödung geführt hat. Das automatische funktionelle Denken hat zur sturen Gedankenlosigkeit geführt, zum Akademismus, zur Atombombe.

4. Die Erneuerung der Welt, jenseits van Demokratie und Kommunismus, kommt nur durch die Erneuerung des Individualismus, nicht durch das kollektive Denken.

5. Wer Kultur schaffen will, muß Kultur zerstören.

6. Begriffe wie: Kultur, Wahrheit, Ewigkeit interessieren uns Künstler nicht, wir müssen unser Leben fristen. Die materielle und geistige Situation der Kunst ist so trostlos, daß man von den Malern nicht verlangen kann, daß sie verbindlich malen. Verbindlich malen sollen die Arrivierten.

7. Grundlagenforschung ist rein wissenschaftlich und angewandte Forschung ist rein technisch. Die künstlerische Forschung ist frei und hat mit Wissenschaft und Technik nichts zu tun. Wir sind dagegen, daß man heute die Kunst verwissenschaftlichen will und sie zu einem Instrument der technischen Verblödung machen will. Kunst beruht auf einem Instinkt, auf den schöpferischen Urkräften. Diese wilden ungebundenen Kräfte drängen zum Ärger aller intellektuellen Spekulanten stets zu neuen unerwarteten Formen.

8. Kunst ist ein dröhnender Gongschlag, sein Nachklang ist das Geschrei der Epigonen, das im Ieeren Raum verhallt. Die Übertragung ins Technische tötet die künstlerische Potenz.

9. Kunst hat mit Wahrheit nichts zu tun. Das Wahre liegt zwischen den Dingen. Wer objektiv sein will, ist einseitig, wer einseitig ist, ist pedantisch und langweilig.

10. Wir sind umfassend.

11. Es ist alles vorbei, die müde Generation, die zornige. Jetzt ist die kitschige Generation an der Reihe. WIR FORDERN DEN KITSCH, DEN DRECK, DEN URSCHLAMM, DIE WÜSTE. Die Kunst ist der Misthaufen, auf dem der Kitsch wächst. Kitsch ist die Tochter der Kunst, die Tochter ist jung und duftet, die Mutter ist ein uraltes stinkendes Weib. Wir wollen nur eins: Den Kitsch verbreiten.

12. Wir fordern den IRRTUM. Die Konstruktivisten und die Kommunisten haben den Irrtum abgeschafft und leben in der ewigen Wahrheit. Wir sind gegen die Wahrheit, gegen das Glück, gegen die Zufriedenheit, gegen das gute Gewissen, gegen den fetten Bauch, gegen die HARMONIE. Der Irrtum ist die herrlichste Fähigkeit des Menschen! Wozu ist der Mensch da? Den vergangenen ihm nicht mehr gemäßen Irrtümern einen neuen Irrtum hinzuzufügen.

13. Statt eines abstrakten Idealismus fordern wir einen ehrlichen Nihilismus. Die größten Verbrechen der Menschheit werden unter dem Namen Wahrheit, Ehrlichkeit, Fortschritt, bessere Zukunft begangen.

14. Die abstrakte Malerei ist leerer Ästhetizismus geworden, ein Tummelplatz für Denkfaule, die einen bequemen Vorwand suchen, längst vergangene Wahrheiten wiederzukäuen.

15. Die abstrakte Malerei ist ein HUNDERTFACH ABGELUTSCHTER KAUGUMMI, der unter der Tischkante klebt. Heute versuchen die Konstruktivisten und die Strukturmaler, diesen längst verdorrten Kaugummi noch einmal abzuschlecken.

16. Durch die Abstraktion ist der vierdimensionale Raum selbstverständlich geworden. Die Malerei der Zukunft wird POLYDIMENSIONAL sein. Unendliche Dimensionen stehen uns bevor.

17. Die Kunsthistoriker machen aus jeder notwendigen geistigen Revolution ein intellektuelles Tischgespräch. Wir werden der OBJEKTIVEN UNVERBINDLICHKEIT EINE MILITANTE DIKTATUR DES GEISTES ENTGEGENSETZEN.

18. Wir können nichts dafür, daß wir gut malen. Wir bemühen uns auch noch in diesem Sinn. Wir sind arrogant und exzentrisch. Wir spotten jeder Beschreibung.

19. WIR SIND DIE DRITTE TACHISTISCHE WELLE.
WIR SIND DIE DRITTE DADAISTISCHE WELLE.
WIR SIND DIE DRITTE FUTURISTISCHE WELLE.
WIR SIND DIE DRITTE SURREALISTISCHE WELLE.

20. WIR SIND DIE DRITTE WELLE. Wir sind ein Meer von Wellen (SITUATIONISMUS).

21. Die Welt kann nur durch uns enttrümmert werden.
WIR SIND DIE MALER DER ZUKUNFT!

Gruppe Spur: H. Prem, H.P. Zimmer, E. Eisch, H. Sturm, L. Fischer, A. Jorn, D. Rempt, G. Britt, G. Stadler

 

Manifeste

1. Il existe aujourd’hui un réarmement artistique lourd d’avenir, contraire au réarmement moral. L’Europe est au bord d’une grande révolution, d’un putsch culturel inouï.

2. L’art est le dernier domaine de la liberté et il la défendra par tous les moyens.

3. Nous n’hésitons pas à élever la voix contre le monstrueux colosse de l’appareil technicisé. Nous sommes contre la pensée logique, qui a conduit à une dévastation culturelle. La pensée automatique fonctionnelle a conduit à l’abrutissement, à l’académisme, à la bombe atomique.

4. Le renouvellement du monde, au-delà de la démocratie et du communisme, ne pourra advenir qu’à travers le renouvellement de l’individu, et non par la pensée collective.

5. Celui qui veut bâtir la culture doit détruire la culture.

6. Des concepts comme ceux de culture, de vérité, d’éternité, nous les artistes, ne nous intéressent pas ; nous devons gagner notre croûte. La situation matérielle et spirituelle de l’art est à ce point désespérée qu’on ne peut exiger des peintres qu’ils peignent avec conviction. Peindre avec conviction, c’est pour les arrivistes.

7. La recherche fondamentale est purement scientifique et la recherche appliquée est purement technique. La recherche artistique est libre et n’a rien à voir avec la science et la technique. Nous refusons la scientifisation actuelle de l’art qui voudrait en faire un instrument du décervelage technique. L’art repose sur l’instinct, sur les forces créatrices fondamentales. Ces forces sauvages et déchaînées poussent sans cesse à la création de nouvelles formes inattendues, excitant la colère de tous les spéculateurs intellectuels.

8. L’artiste est un coup de gong tonitruant, son écho est le cri des épigones, qui se perd dans l’espace vide. Le transfert dans le domaine de la technique tue la puissance artistique.

9. L’art n’a rien à voir avec la vérité. Le vrai se tient entre les choses. Celui qui veut être objectif ne voit qu’un côté des choses, celui qui ne voit qu’un côté des choses est pédant et ennuyeux.

10. Notre domaine, c’est la totalité.

11. Tout est fini, la génération fatiguée, la génération en colère. C’est le tour de la génération kitsch. NOUS EXIGEONS LE KITSCH, LA SALETÉ, LA BOUE PREMIÈRE, LE CHAOS. L’art est le tas de fumier sur lequel pousse le kitsch. Le kitsch est la fille de l’art : la fille est jeune et parfumée, la mère est une vieille femme qui pue. Tout ce que nous voulons, c’est diffuser le kitsch.

12. Nous exigeons L’ERREUR. Les constructivistes et les communistes ont supprimé l’erreur et vivent dans la vérité éternelle. Nous sommes contre la vérité, contre le bonheur, contre la satisfaction, contre la bonne conscience, contre la panse bien remplie, contre L’HARMONIE. L’erreur est la plus merveilleuse capacité de l’homme. Pourquoi l’homme est-il là ? Pour ajouter une nouvelle erreur à celles du passé qui ne sont plus faites pour lui.

13. Au lieu d’un idéalisme abstrait, nous exigeons un nihilisme intègre. Les plus grands crimes de l’humanité sont commis au nom de la vérité, de l’honnêteté, du progrès, d’un avenir meilleur.

14. La peninture abstraite est devenue un esthétisme vide, l’arène des esprits paresseux qui recherchent un prétexte commode pour ruminer des vérités dépassées depuis longtemps.

15. La peinture abstraite est un CHEWING-GUM CENT FOIS MASTIQUÉ, collé sous le rebord de la table. Aujourd’hui, les constructivistes et les peintres de structures essaient de se régaler une fois de plus avec ce chewing-gum desséché depuis des lustres.

16. Avec l’abstraction, l’espace quadri-dimensionnel est devenu commun. La peinture de l’avenir sera POLY-DIMENSIONNELLE. Des dimensions infinies s’offrent à nous.

17. Les historiens de l’art font de toute révolution spirituelle nécessaire un bavardage intellectuel. Nous opposerons au NON-ENGAGEMENT OBJECTIF UNE DICTATURE MILITANTE DE L’ESPRIT.

18. Nous n’y pouvons rien si nous peignons bien. Et même, nous nous donnons encore de la peine dans ce but. Nous sommes arrogants et excentriques. Nous défions toute description.

19. NOUS SOMMES LA TROISIÈME VAGUE TACHISTE.
NOUS SOMMES LA TROISIÈME VAGUE DADAÏSTE.
NOUS SOMMES LA TROISIÈME VAGUE FUTURISTE.
NOUS SOMMES LA TROISIÈME VAGUE SURRÉALISTE.

20. NOUS SOMMES LA TROISIÈME VAGUE. Nous sommes une mer de vagues (SITUATIONNISME).

21. Nous seuls pouvons déblayer les décombres du monde.
NOUS SOMMES LES PEINTRES DE L’AVENIR.

Groupe Spur : H. Prem, H.P. Zimmer, E. Eisch, H. Sturm, L. Fischer, A. Jorn, D. Rempt, G. Britt, G. Stadler

 

« Je suis bien d’accord que la signature de Jorn sous le louche manifeste allemand est aussi suspecte et fâcheuse. Il faut dire d’ailleurs qu’il m’avait donné un premier état du texte assez différent. Le manuscrit qu’il avait signé a été changé ensuite — par qui ? — dans un sens plus confusionnel et rétrograde (alors que la première version était déjà partiellement inacceptable). Tout cela était avant la conférence de Munich. Mais le fond du problème est cette “tactique de la porte ouverte” que Jorn et Gallizio essaient d’appliquer partout. Je m’y suis toujours opposé. Je ne vois pas quel renforcement nous apporte ce groupe allemand, et même bien au contraire. Il s’agit d’être vigilant pour le développement des choses à Munich. Comme il paraît de plus en plus qu’ils n’ont fait encore aucun progrès, on pourra envisager peut-être bientôt des exclusions de ce côté-là ? »

Lettre de Guy Debord à Constant, 16 octobre 1959.

Publié dans Internationale situationniste | Marqué avec , , , , , , , , , , , , | Commentaires fermés sur Manifest (novembre 1958)

Faire-part (10 mars 1954)

Faire-part

L’ordre règne et ne gouverne pas. Le numéro 4 de l’Internationale lettriste paraîtra prochainement. La période de critique oppositionnelle étant dès à présent close, les études et les œuvres publiées dans cette revue exposeront — à partir de l’urbanisme, de l’expression plastique ou d’un nouveau comportement révolutionnaire — plusieurs des trouvailles qui nous permettent depuis peu de bouleverser opportunément nos vies et celles des autres.

À Paris, vers la fin de l’année, un certain nombre de lettristes se marieront le même jour. Toutes leurs femmes seront originaires de continents différents.

Patrick Straram, libéré le 21 novembre d’une inexplicable détention à Ville-Évrard, s’embarquera en avril pour Porto-Rico, Panama et San Francisco. Le but de sa croisière est de vérifier quelques possibilités de ces contrées dans l’optique qui nous intéresse.

Gil J Wolman, spécialiste du film interdit (L’Anticoncept. 1952), prépare un autre film interdit : La nuit n’est pas un endroit pour mourir.

Nous sommes toujours sans nouvelles de Mohamed Dahou, disparu en Afrique du Nord où nous l’avions envoyé pour dissoudre le Groupe algérien de l’Internationale lettriste.

Henry de Béarn, connu pour sa tentative malheureuse de destruction de la tour Eiffel, dirige actuellement notre groupe du Venezuela. Il quittera bientôt son poste d’attaché d’ambassade à Caracas, et prendra des contacts dans d’autres pays d’Amérique du Sud avant son retour.

Guy-Ernest Debord et Gilles Ivain restent en France.

Naturellement nous avons poursuivi, à l’intérieur de l’Organisation, l’élimination de la « Vieille Garde » :

Après Isou, devenu auteur de vaudevilles, et Berna qui s’est fait l’exégète d’Artaud [Serge Berna avait fait paraître en juin 1953 des manuscrits d’Artaud qu’il avait trouvés en 1952 dans un grenier de la rue Visconti (Antonin Artaud, Vie et mort de Satan le Feu, Arcanes, collection « Voyants »). — NdÉ], nous avons successivement exclu pour leurs déviations doctrinales ou leur médiocrité personnelle : Mension, Brau (maintenant dans le corps expéditionnaire d’Indochine), Berlé, Langlais.

Nous avons dépassé les problèmes faisandés de l’époque. Le plus grand amusement est de rigueur. Cependant il est maladroit de ne pas nous prendre au sérieux.

Nous sommes résolus à dicter une autre condition humaine.

10 mars 1954

Le Comité directeur de l’Internationale lettriste

32 rue de la Montagne Ste Geneviève. Paris Ve

Ces informations sont dédiées à Marcelle M., âgée de seize ans, déférée au tribunal pour enfants après avoir tenté, le 1er décembre, de se suicider avec son amant. L’individu, majeur et marié, a osé dire aux enquêteurs qu’il avait été « entraîné à son corps défendant dans cette tentative ».

DERNIÈRE HEURE : Au moment de mettre sous presse, nous accueillons avec plaisir Mohamed Dahou, rentré finalement sain et sauf, après avoir réorganisé les éléments lettristes en Algérie.

 

Projet de tract, inédit.

Publié dans Internationale lettriste | Marqué avec , , , , , , , , , , , , , , , , , | Commentaires fermés sur Faire-part (10 mars 1954)

Finis les pieds plats (29 octobre 1952)

http://pix.toile-libre.org/upload/original/1306855407.png

 

Finis les pieds plats

Cinéaste sous-Mack Sennett, acteur sous-Max Linder, Stavisky des larmes des filles-mères abandonnées et des petits orphelins d’Auteuil, vous êtes, Chaplin, l’escroc aux sentiments, le maître chanteur de la souffrance.

Il fallait au Cinématographe ses Delly. Vous lui avez donné vos œuvres et vos bonnes œuvres.

Parce que vous disiez être le faible et l’opprimé, s’attaquer à vous c’était attaquer le faible et l’opprimé, mais derrière votre baguette de jonc, certains sentaient déjà la matraque du flic.

Vous êtes « celui-qui-tend-l’autre-joue-et-l’autre-fesse » mais nous qui sommes jeunes et beaux, répondons Révolution lorsqu’on nous dit souffrance.

Max du Veuzit aux pieds plats, nous ne croyons pas aux « persécutions absurdes » dont vous seriez victime. En français Service d’Immigration se dit Agence de Publicité. Une conférence de Presse comme celle que vous avez tenue à Cherbourg pourrait lancer n’importe quel navet. Ne craignez donc rien pour le succès de Limelight.

Allez vous coucher, fasciste larvé, gagnez beaucoup d’argent, soyez mondain (très réussi votre plat ventre devant la petite Élisabeth), mourez vite, nous vous ferons des obsèques de première classe.

Que votre dernier film soit vraiment le dernier.

Les feux de la rampe ont fait fondre le fard du soi-disant mime génial et l’on ne voit plus qu’un vieillard sinistre et intéressé.

Go home Mister Chaplin.

L’Internationale lettriste : Serge Berna, Jean-L. Brau, Guy-Ernest Debord, Gil J Wolman

 

Fondée « arbitrairement » à Bruxelles en juin 1952 par Guy Debord et Gil J Wolman, l’Internationale lettriste se manifeste publiquement à Paris le 29 octobre en attaquant au Ritz la conférence de presse tenue par Charlie Chaplin pour la promotion de son film Limelight. Seuls Jean-Louis Brau et Gil J Wolman purent pénétrer dans la salle de la conférence de presse et y jeter les tracts. Guy Debord et Serge Berna furent arrêtés par la police (qui les prenait pour des admirateurs) en essayant de s’introduire frauduleusement par les cuisines du Ritz.

On peut voir actuellement au Musée des lettres et manuscrits du 29 avril au 28 août 2011 une lettre de René Magritte ainsi présentée :
René MAGRITTE
Lessines, Belgique, 1898 – Bruxelles, 1967
Lettre vraisemblablement adressée à l’artiste et écrivain belge Marcel Mariën, datée du 15 novembre [1952].
« Magritte adresse à son proche ami [Marcel Mariën] (1920-1993) cette longue lettre ornée de deux dessins originaux (“Voici deux idées qui ont servi à faire deux tableaux récents”), le premier représentant une tête de face entièrement composée de chiffres, et le second une porte au dessin très torturé, esquisse du tableau Le Modèle vivant. Cette lettre annonce également la naissance de l’Internationale Lettriste, dont Magritte vient de recevoir les fondateurs (Guy Debord, Gil Wolman, Jean-Louis Brau et Serge Berna) en rupture avec les Lettristes et leur chef Isidore Isou. »
L’extrait de cette lettre dit ceci : « J’ai reçu la visite des signataires du manifeste ci-joint (sauf Berna demeuré à Paris) avec lequel vous serez d’accord, je pense, comme moi. J’ai cru le publier dans une Carte d’après nature. Mais je crois que des problèmes ennuyeux seraient soulevés, et trop fatigants pour moi. J’ai appris qu’Isou s’était désolidarisé de cette déclaration, ce qui confirme l’idée que je pouvais en avoir avec le peu d’information dont je pouvais disposer. »
Ce manifeste est évidemment le tract Finis les pieds plats contre Chaplin et on peut regretter que le craintif Magritte ne l’ait pas reproduit dans le deuxième numéro de sa Carte d’après nature (le premier numéro venait de paraître en octobre 1952), cela aurait pu faire scandale en Belgique comme chez les surréalistes !

Publié dans Cinéma, Internationale lettriste | Marqué avec , , , , , , , , , , , , , , , | Commentaires fermés sur Finis les pieds plats (29 octobre 1952)

Flugblatt (9 novembre 1961)

Flugblatt

HEUTE, am 9. November 1961, besaß die Münchener Staatsanwaltschaft die herausfordernde Frechheit, die gesamte Auflage aller sechs Nummern der Künstlerzeitschrift SPUR zu beschlagnahmen.

Zum ersten Mal seit 1945 werden bei Künstlern wieder Hausdurchsuchungen durchgeführt. Durch plumpe Drohungen sollen die SPURISTEN eingeschüchtert werden. Diese zynische Polizeiprovokation will uns mit Publikationsverbot, Prozeß und Gefängnis drohen. Agenten veralterter religiöser Institutionen oder der herrschenden Klasse müssen uns denunziert haben.

Wir rufen alle Künstler und Intellektuellen, sowie alle, die für ihre Selbstverwirklichung durch eine menschliche Handlungsfreiheit kämpfen, zur Solidarität auf. Zusammen sind wir fähig, die heutige Zwangsbevormundung der menschlichen Ausdrucksfreiheit vonseiten nichtkompetenter Institutionen wie Bürokratie, Polizei, Kirche und Justiz zu zerbrechen.

Verantwortlich:
Sturm, Fischer, Zimmer, Kunzelmann, Prem

Solidarisch:
Lausen, Kotányi, Debord, Jorn, Nash, Martin, Larsson, J. de Jong, Vaneigem, Lindquist, Elde, Trocchi, Straram, Ovadia, Bernstein, Eisch, Stadler, Strack, Laber, Senfft-Hohburg. Engelhard, Hesterberg, Reichert, Grieshaber, Rainer, Feuerstein, Döhl, Pzillas, Röhl, Platschek, Dohmen.

 

Tract

AUJOURD’HUI, 9 novembre 1961, le ministère public de Munich par une audacieuse provocation a ordonné la saisie de l’édition complète des six numéros de la revue artistique SPUR.

Pour la première fois depuis 1945, on a fait des perquisitions chez des artistes. On essaie d’intimider les SPURISTES par de grossières manœuvres. Par cette cynique provocation policière, on veut nous menacer d’interdiction de publier, de procès et même d’emprisonnement. Il faut que des agents particulièrement séniles des institutions religieuses ou de la classe dominante nous aient dénoncés.

Nous appelons tous les artistes et intellectuels à se solidariser avec nous, ainsi que tous ceux qui attachés à la liberté luttent pour leur accomplissement personnel. Ensemble nous pouvons briser la tutelle coercitive actuelle qu’exercent sur la liberté d’expression des institutions aussi incompétentes que la bureaucratie, la police, l’Église et la Justice.

Responsables :
Sturm, Fischer, Zimmer, Kunzelmann, Prem

Solidaires :
Lausen, Kotányi, Debord, Jorn, Nash, Martin, Larsson, J. de Jong, Vaneigem, Lindquist, Elde, Trocchi, Straram, Ovadia, Bernstein, Eisch, Stadler, Strack, Laber, Senfft-Hohburg. Engelhard, Hesterberg, Reichert, Grieshaber, Rainer, Feuerstein, Döhl, Pzillas, Röhl, Platschek, Dohmen.

 

Tract du groupe Spur, section allemande de l’I.S.

Publié dans Internationale situationniste | Marqué avec , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , | Commentaires fermés sur Flugblatt (9 novembre 1961)

Déclaration de la section allemande de l’Internationale situationniste sur la folie (8 septembre 1960)

Déclaration de la section allemande de l’Internationale situationniste sur la folie

Aussi longtemps que la société dans son ensemble sera folle, nous nous refuserons en tout cas à laisser qualifier de folie le comportement d’un des individus qui veulent la changer ; et particulièrement nous nous opposerons par tous les moyens à la qualification de folie, et aux conséquences pratiques qu’elles pourraient entraîner, dans le cas de membres de l’Internationale situationniste.

Le critère de la raison ou de la folie, pour la psychiatrie moderne, étant en dernière analyse la réussite sociale, nous refusons également absolument la qualification de folie à propos de tout artiste moderne ; l’actuel système de tests psychiatriques permet virtuellement leur internement à tous. Ils sont tous solidaires d’abord devant cette menace.

Nous devons donc déclarer aussi, nettement, que Fritz Hundertwasser n’est pas fou, bien qu’il essaie de le faire croire. Son jeu social à ce propos apparaît comme la petite contrepartie — positive pour lui en ce moment — de l’internement de centaines d’artistes. Il est fondé sur cet internement. Hundertwasser est très raisonnable, il faut bien le dire.

München, den 8. September 1960

Prem, Zimmer, Sturm, Fischer, Jorn, Debord

La IVe Conférence de l’Internationale situationniste se réunira à Londres, du 24 au 28 septembre 1960.

Depuis le mois de juin 1960 ne font plus partie de l’Internationale situationniste : Pinot-Gallizio et G. Melanotte, exclus — Constant, démissionnaire.

 

Cette Déclaration sur la folie (qui aurait dû paraître sous forme de tract) sera adoptée le 28 septembre 1960 par la IVe Conférence de l’I.S. réunie à Londres.

Elle a paru en allemand (Erklärung der deutschen Sektion des I.S. über den Wahnsinn) dans le numéro 2 de Spur, en  novembre 1960.

Publié dans Internationale situationniste | Marqué avec , , , , , , , , , , , , | Commentaires fermés sur Déclaration de la section allemande de l’Internationale situationniste sur la folie (8 septembre 1960)

Critique européenne des Corps Académiques… (janvier 1962)

Critique européenne des Corps Académiques des Universités, Collèges et Instituts de Recherche de la métropole de New York et de l’aire de Cambridge-Boston ; à propos du programme inadéquat que les susdits viennent soumettre au président Kennedy et au gouverneur Rockefeller dans le but de renverser l’absurde processus de la « défense civile » aux États-Unis

Nous nous permettons d’indiquer l’absurdité et le parfait néant de la déclaration faite par vous au nom du « Civil Defense Letter Committee » dans le New York Times, du samedi 30 décembre 1961 (International Edition), sauf si on la considère en tant que pure déclaration de conscience personnelle contre la nouvelle politique de défense américaine. Nous regrettons qu’il ne se trouve dans toute votre opposition aucun élément d’une importance réelle, et nous vous proposons de vous joindre à nous dans une attitude concrète pour notre but commun, Ainsi nous vous suggérons d’adopter le programme positif du « Comité européen pour une relance de l’expansion humaine », qui se propose de faire apparaître une nouvelle Renaissance culturelle, une nouvelle liberté pratique.

Pour cela, il faut souscrire à nos trois exigences fondamentales :

1. Personnellement, je promets de ne jamais, en aucune circonstance, mettre les pieds dans un abri anti-atomique. Il est préférable de mourir debout avec tout l’héritage culturel de l’humanité dont la modification doit rester, jusqu’au bout, notre tâche.

2. Je refuse d’avoir quoi que ce soit à faire avec la nouvelle noblesse des cavernes ; de ne jamais boire un verre en compagnie d’un possesseur ou d’un constructeur d’abris atomiques. Parce que cette aristocratie des souterrains, même si elle parvenait à survivre au désastre total, serait d’une qualité de rats d’égouts ; et ne pourrait en aucun cas être considérée comme la continuation de la race humaine.

3. Ce n’est même pas la guerre thermonucléaire, c’est la menace de cette guerre, au point où nous en sommes arrivés, qui marque déjà la faillite absolue de tous les politiciens dans le monde. Les dirigeants capitalistes ou bureaucratiques, à l’Ouest ou à l’Est, font déjà usage tous les jours de leurs bombes : pour assurer leur pouvoir chez eux. C’est seulement si l’on reconnaît qu’ils se sont mis eux-mêmes hors la loi que l’on peut établir une nouvelle légalité humaine. Je m’engage donc à n’attendre les nécessaires bouleversements de la société d’aucune des formes existantes de la politique spécialisée.

Dans un premier temps, on peut exiger une neutralisation des programmes de défense des États par leur réduction à la Force Armée contrôlée par les Nations Unies. Parallèlement, le programme militaire de conquête pourrait être soumis à un organisme mondial comme l’U.N.E.S.C.O., transformé radicalement et débarrassé de ses dépendances envers des bureaucraties étatiques. Cet organisme coordonnerait alors les activités spatiales-interplanétaires des différents groupements dans une perspective de solidarité humaine. Seule l’unification mondiale du potentiel agressif de nos traditions militaires vers une expansion spatiale peut garantir la paix sur terre, l’alternative entre paix et guerre atomique étant fausse, parce qu’en fait, il n’y a pas de choix. Le choix qui s’impose à l’homme moderne est entre la continuation d’une concurrence impérialiste de destruction humaine ou la renaissance de l’humanisme à l’échelle spatiale.

Mais la nouvelle frontière de l’homme n’est pas seulement dans les étoiles : elle est dans la transformation radicale de la vie sur cette planète. Si les États peuvent s’entendre pour maintenir la paix en la transportant dans l’expansion spatiale, sur la question de l’expansion totale de l’homme nous ne pouvons pas nous entendre avec les États. Nous ne sommes pas inconditionnellement partisans de la paix : l’erreur profonde des intellectuels américains, c’est leur défense, dépourvue d’imagination, de la paix actuelle qu’ils veulent conserver. Personne n’aime vraiment cette paix, qui nourrit non seulement la menace d’une telle guerre, mais toute l’aliénation de la vie quotidienne actuelle, tout l’ennui d’une société en voie de cybernétisation. La paix reste, comme cette vie même, sans importance ; et ce qui est important, c’est l’expansion humaine : la création d’événements qui nous conviennent.

Nous allons vous informer plus largement sur vos attitudes inachevées, aussi bien que sur celles des Russes, dans notre revue MUTANT, qui commencera à paraître au printemps. Nous souhaitons que beaucoup des signataires de votre manifeste nous rejoignent dans cette perspective qui, elle, peut donner à votre tendance un avenir.

MUTANT

Correspondance : 32, r. de la Montagne-Ste- Geneviève
Paris-5e. France.

 

http://pix.toile-libre.org/upload/original/1309038222.jpg

 

European critique of the inadequate programme which has just been presented to President Kennedy and Governor Rockefeller by the academic staff of Universities, Colleges and Research Institutes for New York City and the Cambridge-Boston Area, with the aim of overthrowing the absurd procedures of “civil defense” in the United States

We should like to point out the absurdity and complete emptiness of the declaration made by you as the “Civil Defense Letter Committee” in The New York Times of Saturday December 30, 1961 (international edition), unless one considers it only as a pure declaration of personal conscience against the new American defense policy. We regret the fact that there cannot be found a single element of real importance in all your oppositions, and we propose that you join us in a concrete attitude towards our common aim. We therefore suggest that you adopt the positive programme of the “Comité européen pour une relance de l’expansion humaine” (European Committee for the Persuit of Human Expansion), which proposes to create a new cultural Renaissance, a new practical liberty.

For this, it is necessary to subscribe to our three fundamental demands:

1. I promise that I shall never, personally, under any circumstances, set foot in an atomic shelter. It is better to die standing with all the cultural heritage of humanity, the perpetual modification of which must remain our task.

2. I refuse to have anything whatsoever to do with the new aristocracy of the caves, and never to drink in the company of an owner or builder of an atomic shelter; for this subterranean aristocracy, even if it manages to survive the disaster, will be of the quality of sewer rats, and could in no case be considered a continuation of the human race.

3. At this point in our present situation it is not so much the thermonuclear war, but rather the threat of this war, which shows the absolute bankruptcy of all the politicians in the world. The capitalist or bureaucratic leaders of both East and West already make use of their bombs every day, in order to secure power for themselves. Only if one realizes that they have placed themselves beyond the law can one establish a new legality. I therefore pledge myself not to expect the necessary upheavals of society by any of the existing formations of specialized politics.

In the first stages one can demand a neutralization of the defense program of States by their transference into an Armed Force controlled by the United Nations. At the same time military programme of conquest could be submitted to a world organization like U.N.E.S.C.O. though radically transformed and divested of its dependency upon state bureaucracies. This organization would coordinate the development of spatial-interplanetary activities of different groups into a perspective of human solidarity. Only the unification of our military traditions in the whole world towards a spatial expansion can guarantee world peace, the alternative of peace and atomic war being false, because in fact there is no choice. The choice which imposes itself upon modern man is the continuation of imperialist competition of human destruction or the Renaissance of humanity on a spatial scale.

But the new frontier of mankind is not only in Outer Space: it is in the radical transformation of life on this planet. If the nations can come to an agreement to maintain peace by transforming it into spatial expansion, on the question of total expansion of mankind we cannot come to an understanding with the “nations.” We are not unconditional partisans of peace: the profound error of the intellectual Americans is their defense, devoid of imagination, of the actual peace which they wish to preserve. Nobody really likes this peace, which nourishes not only the menace of such a war, but also the total alienation of actual daily life, and the absolute boredom of a society on the road to cybernetization. Peace remains, like this life itself, without importance; and what is important is human expansion: the creation of events that suit us.

We are going to inform you in greater detail in our review MUTANT, which will appear in the spring, of your underdevelopped attitudes, as well as those of the Russians. We hope that many of the subscribers to your manifest will join us in this perspective, which can give a future to your direction.

MUTANT

Correspondence: 32, r. de la Montagne-Ste-Geneviève,
Paris-Ve, France.

 

http://pix.toile-libre.org/upload/original/1309038331.jpg

 

En fait rédigé par Asger Jorn et Guy Debord, ce tract, imprimé recto verso en anglais et en français, fut publié en janvier 1962.

À l’époque, Asger Jorn ne faisait plus partie de l’Internationale situationniste : sa notoriété de peintre devenant un handicap à sa participation à l’activité organisée de l’I.S., il avait démissionné en avril 1961, tout en exprimant par écrit son accord complet (il continuera pendant un an à y collaborer sous le pseudonyme de George Keller).

Le projet de création de la revue Mutant est une des multiples interventions d’Asger Jorn mais ne déboucha sur aucune suite pratique. Il intervient au moment où les États-Unis s’engagent dans un programme de construction d’abris anti-atomiques de « défense civile » et de conquête spatiale, définie comme « nouvelle frontière ».

Les illustrations reproduites ici ont paru en avril 1962 avec la première partie des « Banalités de base » de Raoul Vaneigem, dans la revue Internationale situationniste.

Publié dans Internationale situationniste | Marqué avec , , , , , | Commentaires fermés sur Critique européenne des Corps Académiques… (janvier 1962)

Déclaration sur les procès contre l’Internationale situationniste en Allemagne fédérale (25 juin 1962)

http://pix.toile-libre.org/upload/original/1307195065.png

Déclaration sur les procès contre l’Internationale situationniste en Allemagne fédérale

En juin 1961, la parution du numéro 5 de la revue Spur, organe de la section allemande de l’I.S., avait été retardée plusieurs semaines par des pressions policières et para-juridiques. L’imprimeur refusait de laisser sortir le numéro, en faisant état de certaines mises en garde émanant des autorités judiciaires de la ville de Munich. Ce numéro était spécialement consacré à la théorie situationniste de l’urbanisme unitaire. Cependant, les avertissements et les menaces prétendaient mettre en évidence, à côté de provocations à la subversion et d’atteinte aux lois constitutionnelles, les délits d’injure à l’Église, de pornographie et de démoralisation de la jeunesse. En raison de l’attitude ferme des situationnistes allemands, la revue parut finalement sans opposition officielle.

Au début de novembre, la parution du numéro 6 — qui rendait compte de cet incident, et saisissait l’occasion pour réaffirmer hautement l’irrespect des rédacteurs quant aux dogmes et à la morale catholiques — entraînait la saisie des stocks demeurés en Allemagne de tous les numéros de Spur ; et l’ouverture d’un procès sur les seules accusations de pornographie et blasphème. Ces accusations étaient fondées sur d’infimes détails relevés dans les six numéros, et notamment le sixième, en isolant quelques phrases de leur contexte et en faisant systématiquement abstraction de tout le contenu théorique, de toutes les positions artistiques et culturelles qu’avait pu présenter la revue Spur, alors que c’est, évidemment, ce contenu qui est à l’origine des extravagantes chicanes que les autorités ont décidé de soulever contre les rédacteurs. En outre, cinq situationnistes allemands étaient inculpés, peu après, du fait de l’édition et de la diffusion, le 9 novembre, d’un tract contresigné par tous les membres de l’I.S., en appelant à la solidarité des artistes et des intellectuels pour la défense d’une liberté d’expression minimum.

Le premier procès étant venu le 4 mai 1962, quatre responsables de la revue Spur (Kunzelmann, Prem, Sturm et Zimmer) y étaient condamnés à cinq mois et demi de prison, peine prononcée toutefois avec sursis. Entre-temps, ces camarades s’étant trouvés partisans d’une attitude plus modérée sur des questions tout autres, avaient été obligés de quitter l’I.S. Il va de soi que nous n’en sommes pas moins restés entièrement solidaires d’eux pour toute cette affaire ; et qu’il faut, en tout cas, dénoncer la manœuvre qui vise à discréditer des artistes d’avant-garde en les présentant, contre toute vérité et contre toute vraisemblance, comme des pornographes spécialisés.

Le 5 juillet, à 15 heures, va être jugé au Palais de Justice de Munich (Pacellistrasse n° 2, salle d’audience n° 607/VI), le procès disjoint de Uwe Lausen, membre du Conseil Central de l’I.S., et directeur de la revue Der Deutsche Gedanke, qui est maintenant sur le point de paraître comme nouvel organe de l’Internationale situtionniste en Allemagne. Le cas de Uwe Lausen présente plusieurs circonstances aggravantes. Mineur au moment des faits incriminés, il encourt une peine d’au moins un an d’emprisonnement ferme, qualifié de rééducation. De plus, un certain appui du milieu culturel, allemand et international, qui s’était heureusement manifesté dans le cas des anciens situationnistes, et qui a certainement contribué à leur défense, a déjà été en plusieurs endroits expressément refusé pour Uwe Lausen, dans la mesure où celui-ci, en tant qu’actuel membre de l’I.S. — et en approuvant pleinement la plus grande radicalisation — apparaît en dehors du milieu culturel traditionnel, et comme ennemi de ce milieu.

Le prétexte minime de ces poursuites, le caractère encore assez dérisoire de cette répression, ne doivent pas faire perdre de vue le sens général de l’affaire : outre les nets symptômes d’un contrôle étroit et menaçant de tout ce qui pourrait, en Allemagne fédérale, manifester la plus légère tendance non-conformiste dans le comportement et dans l’énoncé d’idées, il y a le fait que l’I.S. se trouve placée dans une position très difficile pour la suite de ses manifestations dans ce pays, par une censure vigilante malgré ses déguisements aberrants, et par l’emprisonnement même de ses membres s’ils ne se laissent pas intimider.

Cet aspect de nos difficultés ne peut être envisagé indépendamment de l’analyse des autres méthodes par lesquelles l’I.S. se voit simultanément combattue dans d’autres secteurs géographiques, par les diverses forces du maintien de l’ordre ancien de la culture et de tout l’aménagement de la vie. Par exemple, nous en sommes en même temps, en France, au stade de l’organisation du silence sur l’I.S., principalement de la part des chiens de garde de l’intelligentsia brevetée de gauche. Et dans les pays scandinaves ou, pour une moindre mesure, en Hollande, nous en sommes, par contre, au stade de la falsification cyniquement organisée. Celle-ci se propage à travers une assez grande agitation journalistique (le prétendu « situationnisme » devenant un sujet pour la presse du cœur, en même temps qu’un objet de vente artistique indéfinissable), aussi bien que grâce à la multiplication de para-situationnistes de toutes sortes, hâtivement ramassés dans les poubelles des avant-gardes ratées (l’époque d’avant l’I.S., justement, fut fertile pour la production de la nullité). Ils s’agglomèrent pour un instant dans des Bauhaus suédois, ou des revues confusionnistes pour la vulgarisation de l’étiquette seulement d’un mouvement situationniste « élargi » à la mesure de l’acuité de leur esprit et de leur étude du marché. Ces gens se disent d’accord avec toutes les thèses de l’I.S., étant apparemment incapables d’en avancer d’autres, ou même de les comprendre assez nettement pour en critiquer une, à ce détail près que l’I.S. ne veut pas d’eux ; et que les bruits qu’ils lancent sur leurs possibilités de ralliement à l’I.S., des conversations ou des contacts encore ouverts, sont et seront toujours de purs mensonges. Les procès de Munich ont donné et donneront sans doute encore à plusieurs de ces confusionnistes l’occasion de se présenter comme proches de l’I.S., sur une question où un accord est facile à trouver entre tous les artistes attachés à la liberté la plus sommaire, mais nous les considérons plutôt, eux, comme enrôlés dans la milice des valeurs régnantes, dont nous savons qu’elles essaient aussi bien de nous liquider par la confusion et la séduction que par l’intimidation ou le boycott.

Que l’I.S. attire les mouches du vieil art moderne, ou l’attention des juges de Munich, elle ne veut faire aucune concession. Nos moyens de riposte doivent être choisis selon chaque circonstance, mais dans la perspective de l’unité de tous ces conflits : en Allemagne, ce peut être le degré convenable de clandestinité ; pour la déconfiture de tous les faussaires, à long terme, la discipline et la fermeté de l’I.S., qui ont déjà fait leurs preuves, suffiront sans doute.

Il est clair que nous n’avons pas à jouer la surprise ou l’indignation devant ces résistances diverses, qui sont normales : mais plutôt à nous préparer, partout, à leur aggravation. Cependant, leur croissance sera accompagnée de celle de notre propre force, en même temps et procédant de la même cause : la nouveauté des questions que nous soulevons, et leur évidence. Nous ne sommes encore qu’une avant-garde : d’autres arrivent. Nous sommes un cauchemar dont le sommeil de la culture ne se débarrassera plus. Nous referons le monde à notre image.

Nous demandons à toutes les sections de l’I.S. de traduire et de publier cette déclaration ; à tous les camarades que nous voyons en ce moment se joindre à nos perspectives, de diffuser le plus largement possible les informations sur cette affaire. Nous demandons à tous de soutenir Uwe Lausen dans le plus bref délai, tant par les déclarations publiques qui pourraient être utiles au cours de son procès que par toute forme d’aide pratique que pourra nécessiter la continuation des activités de l’I.S. en Allemagne.

Le 25 juin 1962.
Michèle Bernstein (France), J.V. Martin (Danemark), Alexander Trocchi (Grande-Bretagne), Raoul Vaneigem (Belgique).

Édité par l’I.S., 32 rue de la Montagne-Geneviève, Paris-5e.

Publié dans Internationale situationniste | Marqué avec , , , , , , , , , , , , , | Commentaires fermés sur Déclaration sur les procès contre l’Internationale situationniste en Allemagne fédérale (25 juin 1962)

Présentation des « Prolégomènes à l’Historiosophie » (3 mai 1983)

 

« Voici quelques notes sur les livres dont nous parlions l’autre jour. (…) A. von Cieszkowski a publié en 1838 des Prolegomena zur Historiosophie. Il paraît que c’est la première esquisse d’une philosophie de la “praxis”. Vous voyez son bel avenir. »

Lettre de Guy Debord à Gérard Lebovici, 16 avril 1972.

 

« Je t’envoie un livre étonnant — que je crois avoir tiré de l’oubli le plus total (même en Allemagne), et fait éditer par Champ libre. C’est un des livres les plus importants du XIXe siècle ; une plaque tournante décisive entre Hegel et le jeune Marx (publié un an avant les écrits de Feuerbach, et plus important que Feuerbach), qui par plusieurs côtés préfigure des thèses de base de l’I.S. »

Lettre de Guy Debord à Gianfranco Sanguinetti, 26 août 1973.

 

« (…) As-tu vu depuis, chez Champ libre, le petit livre d’August von Cieszkowski, Prolégomènes à l’historiosophie (1838) ? C’est une merveille oubliée — je crois aussi en Allemagne — dont j’avais détecté l’existence dans une vague note en bas de page d’un Rubel ou d’un Cornu [Auguste Cornu cite le livre de Cieszkowski dans le premier volume de son Karl Marx et Friedrich Engels, leur vie et leur œuvre (3 volumes, 1955-1962). — NdÉ]. C’est un très important maillon manquant de la chaîne entre Hegel et le jeune Marx. »

Lettre de Guy Debord à Jaap Kloosterman, 27 août 1973.

 

« Est-ce que tu connais August von Cieszkowski (Prolégomènes à l’historiosophie) ? C’est le maillon manquant de la chaîne qui relie l’hégélo-marxisme à la pensée de la jeune I.S. Malheureusement, j’ai pu détecter l’existence de ce “trou noir” de la pensée historique, et le faire traduire par Champ libre, seulement après 1972 ! »

Lettre de Guy Debord à Thomas Levin, 24 avril 1989.

 

*

 

La publication en 1838 des Prolégomènes à l’Historiosophie d’August von Cieszkowski, alors âgé de vingt-quatre ans, marque l’effondrement instantané du système hégélien. À partir de cet effondrement, la méthode dialectique, « la pensée de l’histoire », va rechercher la réalité qui la recherche. C’est sur ce mouvement que se constitue, à travers Marx et Bakounine notamment, la première base du projet moderne de la révolution sociale.

Cieszkowski dépasse Hegel en des termes purement hégéliens : il anéantit l’aporie centrale du système, simplement en rappelant que le temps n’est pas fini. Hegel avait conclu l’histoire, dans la forme de la pensée, parce qu’il acceptait finalement d’en glorifier le résultat présent. Cieszkowski renverse d’un seul coup le système, en portant à son contact le « moment » de l’avenir, parce qu’il reconnaît à la pensée de l’histoire, dépassement de la philosophie, le pouvoir de transformer le monde.

« Réaliser les idées […] dans la vie pratique […] telle doit être la grande tâche de l’histoire. » Dans cette « praxis post-théorique qui sera l’apanage de l’avenir », les héros historiques « doivent être non plus des instruments aveugles du hasard ou de la nécessité ; mais les artisans lucides de leur propre liberté ». « L’être et la pensée doivent donc disparaître dans l’action, l’art et la philosophie dans la vie sociale. » « De même que la poésie de l’art est passée dans la prose de la pensée, la philosophie doit descendre des hauteurs de la théorie dans le champ de la praxis. Être la philosophie pratique ou, plus exactement, la philosophie de la praxis. » Le théoricien qui parle ainsi, cinq ans avant le jeune Marx, cent vingt ans avant les situationnistes, devra être tôt ou tard reconnu comme le point obscur autour duquel toute la pensée historique, depuis un siècle et demi, a pris son tournant décisif.

Cieszkowski restait dans l’idéalisme objectif, mais à son extrême pointe, là où il se renverse dans la plus totale revendication du concret, de sa construction historique consciente. Le mérite de Marx est d’avoir ultérieurement montré qu’une société de classes ne pourrait être capable de réaliser un programme si grandiose ; et celle-ci a effectivement donné à voir, depuis, la grandeur et le prix de sa carence sur cette question. Le mérite du prolétariat révolutionnaire est d’avoir montré, dans toutes ses luttes, qu’il ne pouvait se définir que par l’acceptation d’une telle tâche ; ce qui suffit à démasquer comme étant du parti de ses exploiteurs tous ceux qui ont prétendu le contenter ou le dissoudre à moins.

Ce livre, jamais traduit en français depuis 1838, ni jamais réédité en Allemagne durant toute cette période, a été publié par Champ libre en 1973 ; il est aussi le seul des livres de ces Éditions auquel aucun article de critique n’a jamais été consacré.

On sait que la société actuelle est partout lourdement armée pour son combat de retardement, en fin de compte assez vain, contre la pensée historique. (C’est aussi l’intérêt subjectif des spécialistes intellectuels qui y font carrière, et qui tentent de cacher leur honte en négligeant ce qui les révèle d’emblée comme tout à fait négligeables.) Rien peut-être comme le sort d’un tel livre n’est à ce point révélateur des conditions faites à la théorie fondamentale par une époque qui finit en ce moment sous nos yeux, au bout du plus riche accomplissement de toutes ses virtualités d’irrationalité et de misère. Il est normal que reparaisse, avec la faillite de notre société, le verdict de Cieszkowski qui la condamne pour avoir vécu au-dessous de ses moyens.

 

Cette nouvelle présentation pour une éventuelle réédition des Prolégomènes à l’Historiosophie, parus en juin 1973 aux Éditions Champ libre dans une traduction de Michel Jacob, fut envoyée le 3 mai 1983 par Guy Debord à Gérard Lebovici, avec cette précision manuscrite : « Peut-être remplacer enfin la présentation inepte de M. Jacob (dix ans après ?) » Elle est restée inédite jusqu’à sa parution dans les Œuvres de Guy Debord (Quarto, 2006).

August von Cieszkowski (1814-1894) participe à l’insurrection polonaise de 1830, puis en 1838 est reçu docteur à Heidelberg avec une thèse sur la philosophie ionienne. La même année, il publie en allemand Prolégomènes à l’Historiosophie et, l’année suivante, en français, un ouvrage d’économie, Du crédit et de la circulation. En 1848, il fait paraître anonymement Notre Père, livre qui analyse la crise du monde moderne et celle de la religion chrétienne.

Publié dans Après l'I.S., Éditions Champ libre | Marqué avec , , , , , , , , , , , , , , , , | Commentaires fermés sur Présentation des « Prolégomènes à l’Historiosophie » (3 mai 1983)

Avril au Portugal / Abril em Portugal (juin 1971)

Avril au Portugal

« Il n’y a guère d’homme au monde, qui se transformant en coquin pour mille thalers, n’eût préférer rester honnête homme pour la moitié de la somme. »

Lichtenberg.

L’après-midi du 8 juin 1971, trois individus se sont présentés rue de Grenelle, chez M. Julien Gracq. L’écrivain ouvrit lui-même, et se vit tout de suite barbouillé la gueule du contenu d’un pot métallique que lui apportaient ses visiteurs. Recul instinctif, suivi d’un cri d’ahurissement. Oui, c’était de la merde, stricto sensu.

En partant, ils ont laissé en guise de carte de visite cette simple phrase :

« De la part de nos amis du Portugal – Coimbra ! »

Le 25 mars 1971 en effet, à Coimbra, l’écrivain français Julien Gracq, « compagnon de route » du surréalisme, faisait une conférence intitulée « Le surréalisme après la guerre – la postérité du surréalisme ». Trop littérateur pour assumer les propos subversifs du surréalisme, et pas assez révolutionnaire pour dépasser les limites de ses moyens artistiques particuliers, Julien Gracq, « honnête homme » dans la décomposition culturelle contemporaine (il avait jadis refusé le Goncourt, s’il ne refuse pas aujourd’hui d’exporter Breton chez Caetano, pour le compte de Pompidou), s’il en était un, n’aurait certainement pas été gêné par l’intervention quelque peu insolente d’un groupe de jeunes gens — issus eux du surréalisme —, venus exprès afin d’empêcher le déroulement de cette scandaleuse conférence. Ainsi l’ont-ils fait, à l’aide de quelques injures appropriées, fiancées bien sûr, à des mots d’ordre qui en disaient long sur l’état d’esprit qui les animait :

« DÉPASSEMENT DE L’ART ! »,

« NOTRE ÉPOQUE N’A PLUS À ÉCRIRE DES CONSIGNES POÉTIQUES,
MAIS À LES EXÉCUTER ! »

En allant au Portugal donner un cycle de conférences payées par l’Alliance Française, ce littérateur pour petites gens en mal de « merveilleux » a certainement pensé être suffisamment loin de la décomposition culturelle contemporaine, et pouvoir étaler chez l’indigène la marchandise culturelle surréaliste ; en fait, il n’en a été que trop près. Il n’était pas trop tôt pour l’en persuader ; comme il était effectivement trop tard pour réchauffer et mettre à la mode (ce qui se fait de toute façon contre lui-même) un courant qui, dans l’ambiance culturelle portugaise d’il y a vingt ans, avait été réellement d’avant-garde. En négligeant le rôle unificateur mondial du spectacle moderne, Julien Gracq a sous-estimé, dans un pays dit « sous-développé », le poids de sa négation modernisée.

Une plainte a été déposée par le Consulat Français et par l’Alliance Française, pour « injures envers un citoyen français », « atteinte à la moralité publique » et « insultes à la France » (la conférence avait été interrompue avec le cri surréaliste des années vingt : « À BAS LA FRANCE, À BAS L’OCCIDENT ! », la présence de quelques sœurs dans l’enceinte ayant favorisé quelques propos iconoclastes). Plusieurs jeunes gens, identifiés, ont alors été convoqués à la Police ; dans les jours suivants leur dossier est passé à la D.G.S. (police politique, ex-P.I.D.E.). Les plus compromis d’entre eux ont alors été obligés de passer à l’étranger clandestinement.

Julien Gracq aurait pu faire retirer cette plainte. Mais il a été tout heureux d’être défendu, d’avoir sa revanche ; et il a continué sa tournée, à coups d’interviews dans les quotidiens du Portugal. Sa bonne conscience s’est ainsi faite solidaire de la répression, notamment culturelle, dans un pays dont tout le monde connaît bien les traditions policières. Il n’a pas joué du Wagner dans un camp de concentration, c’est vrai. Peut-être parce qu’il n’aime pas Wagner. Il a tout simplement montré visiblement sa mesure, sous le couvre-feu culturel et politique de la libération Caetaniste, c’est-à-dire, de la spécificité régionale de la société moderne, marchande et spectaculaire.

Maintenant, il dévore sa merde en silence.

Juin 1971

 

Abril em Portugal

« Nao há nenhum homem no mundo, que tendo-se transformado num patife por mil taleres, nao tivesse preferido ficar homem honesto por metada da soma. »

Lichtenberg.

Na tarde do dia 8 de Junho de 1971, três individuos apresentaram-se na rua de Grenelle, em casa do Sr. Julien Gracq. Foi o próprio escritor a abrir, e encontrou-se imediatamente com a tromba besuntada com o conteúdo dum recipiente metálico que os visitantes lhe traziam. Recuo instinctivo, seguido dum grito de pasmo. Era merda, stricto sensu.

Ao partir, deixarem à laia de carta de visita esta simples frase :

« Da parte dos nossos amigos de Portugal – Coimbra ! »

Efectivamente, a 25 de Março de 1971, em Coimbra, o escritor francês Julien Gracq, « compagnon de route » do surrealismo, proferia uma conferência intitulada « O surrealismo no apôs-guerra – a posteridade do surrealismo ». Demasiado literato para assumir os propósitos subversivos do surrealismo e demasiado pouco revolucionário para superar os limites dos seus meios artisticos particulares, Julien Gracq, « honesto homem » na decomposiçao cultural contemporânea (recusou em tempos o Goncourt, mesmo se nao recusa hoje exportar Breton para Caetano, por conta de Pompidou), se ele o fosse, nao teria certamente ficado embaraçado pela intervençao algo pouco insolente dum groupo de jovens — eles sim, saidos do surrealismo —, vindos propositadamente impedir o desenrolar desta escandalosa conferência. Assim o fizeram com a ajuda de algumas injúrias apropriadas, evidentemente aliadas a palavras de ordem bem significativas quanto no estado de espirito que os animava :

« SUPERÇAO DA ARTE ! »,

« A NOSSA EPOCA JÁ NAO TEM A ESCREVER CONSIGNAS POÊTICAS,
MAS A EXECUTÁ-LAS ! »

Ao ir a Portugal dar um ciclo de conferências pagas pela Alliance Française, este literato para mangas de alpaca doentes de « maravilhoso », certamente pensou estar suficientement longe da decomposiçao cultural contemporânea, e poder apresentar ao indigena a mercadoria cultural surrealista ; na realidade, ele estava bem perto. Nao era demasiado cedo para de tal o convencer ; como era efectivamente demasiado tarde para reaquecer e pôr à moda (o que de qualquer maneira se faz contra ele próprio) uma corrente que no ambiente cultural português de há vinte anos, tinha sido realmente de vanguarda. Ao negligenciar o papel unificador mundial do espetáculo moderno, Julien Gracq substimou num pais dito « sub-desenvolvido », o pêso da sua negaçao modernizada.

Uma queixa foi depositada pelo Consulado Francês e pela Alliance Française, por « injúrias a um cidadao francês », « atentado à moral pública » e « insultos à França » (a conferência tinha sido interrompida com o grito surrealista dos anos  vinte : « ABAIXO A FRANÇA, ABAIXO O OCIDENTE ! », tendo a presença de algumas freiras no recinto, favorecido alguns propositos iconoclastas). Vários jovens identificados foram entao convocados à Policia ; nos dias seguintes o seu dossier passou à D.G.S. Os mais comprometidos de entre eles foram entao obrigados a passar ao estrangeiro clandestinamente.

Julien Gracq teria podido retirar esta queixa. Mas ficou contentissimo de ser defendido, de ter a sua desforra ; e continuou a sua tournée, a grande reforço de entrevistas para os quotidianos de Portugal. A sua boa consciência tornou-se assim solidária da repressao, nomeadamente cultural, num pais de que toda a gente conhece bem as tradiçoes policiais. Ele nao tocou Wagner num campo de concentraçao, é verdade. Talvez porque nao goste de Wagner. Muito simplesmente mostrou visivelmente o que valia, sob o couvre-feu cultural e politico da liberalizaçao Caetanista, isto é, da espicificidade regional da sociedade moderne, mercantil e espectacular.

Agora, devora a sua merda em silêncio.

Junho de 1971

Publié dans Après l'I.S. | Marqué avec , , , , , , , | Commentaires fermés sur Avril au Portugal / Abril em Portugal (juin 1971)

Das Unbehagen in der Kultur (16 juillet 1962)

http://pix.toile-libre.org/upload/original/1307182127.png

 

Das Unbehagen in der Kultur
(à propos de la condamnation du situationniste Uwe Lausen)

 

« Nous ne sommes encore qu’une avant-garde : d’autres arrivent. Nous sommes un cauchemar dont le sommeil de la culture ne se débarrassera plus. »

Déclaration du 25 juin, sur les procès contre l’I.S. en Allemagne fédérale.

 

« Munich, 25 juin (A.P.) — Pour la troisième nuit consécutive, plusieurs milliers de jeunes gens se sont heurtés au service d’ordre samedi soir dans le quartier de Schwabing. Des groupes de “blousons noirs” et d’étudiants ont sillonné les rues en tentant de renverser les voitures qui y stationnaient… À l’issue des heurts, qui ont fait 14 blessés, dont 7 policiers, 19 arrestations ont été opérées, ce qui porte à 78 le nombre de jeunes gens appréhendés en trois jours. »

Le Monde, 26-2-62.

 

Le 25 juin dernier, une déclaration de l’I.S. attirait l’attention sur le jugement imminent, à Munich, d’Uwe Lausen, inculpé pour sa participation à diverses publications de la section allemande de l’Internationale situationniste.

Le 5 juillet, Uwe Lausen a été condamné à trois semaines de prison. Les attendus lui reprochent, entre autres attaques contre tous les aspects de cette société, d’avoir bafoué « l’honneur de Dieu » — il fallait y penser ! — et le sentiment moral du public.

Les précédents procès de Munich n’ayant abouti qu’à des peines de prison avec sursis, Uwe Lausen se trouve être le premier situationniste emprisonné pour délit d’opinion. Dans la mesure où il avait été menacé d’un an de « rééducation » dans une prison pour mineurs, ce verdict est une relative victoire de sa défense.

Nous remercions toutes les personnes, et tous les groupes, qui ont manifesté leur appui à Uwe Lausen dans ces circonstances. Le mouvement en sa faveur a été particulièrement large, en dehors de l’Allemagne, dans la zone de la section scandinave de l’I.S. ; et d’autre part dans la ville d’Anvers.

Peut-être doit-on compter aussi, dans les hésitations de cette étrange justice, la conscience d’être, même au sens conventionnel bourgeois de la justice, d’étranges juges ? C’est, en effet, dans les mêmes jours que l’opinion mondiale apprenait qu’environ deux cents personnalités judiciaires de l’Allemagne fédérale étaient maintenant invitées à une retraite anticipée pour avoir été les travailleurs d’élite des tribunaux nazis, les recordmen du monde en vitesse de condamnation, à la belle époque où ils avaient à défendre l’honneur hitlérien de Dieu.

Ce « malaise dans la société », dont parlait Freud, a pris depuis trente ans d’étonnantes proportions, des vieux camps de la mort aux actuelles banlieues de la survie. On sait maintenant qu’il relève d’une psychanalyse nouvelle. Nous montrerons le contenu latent des manifestations des nouveaux rebelles — qui sont en train de trouver une cause (« les situationnistes exécuteront le jugement que les loisirs d’aujourd’hui prononcent contre eux-mêmes », I.S. n° 1).

Ce procureur de Munich, qui parle si facilement de « balayer toute cette racaille jusque dans les caves dont ils sont sortis », n’aura pas la tâche facile. Des plus diverses façons, il n’a pas fini d’entendre parler de nous.

16 juillet 1962
Pour l’I.S. : Debord, Vaneigem

Édité par l’I.S., 32 rue de la Montagne-Geneviève, Paris 5e.

 

Ce tract (« Le malaise dans la civilisation »), paru en français et illustré par une photo d’Uwe Lausen, sera aussi publié en danois dans le premier numéro de la revue Situationistisk Revolution, en octobre 1962.
En geste de solidarité, Asger Jorn peignit et exposa la même année aux États-Unis A Portrait of a Poet as a Young Prisoner Uwe Lausen.

http://pix.toile-libre.org/upload/original/1309016237.jpg

 

Das Unbehagen in der Kultur
(ang. dommen over situationisten Uwe Lausen)

 

“Vi er endnu kun én avantgarde: andre vil komme. Vi er et mareridt, som kulturens søvn ikke mere kan blive fri for.”

— Erklæring af 25. juni vedr. processen mod S. I. i Den Tyske Forbundsrepublik.

 

“München 25. juni (A.P.) – Lørdag er for tredje nat i træk flere tusinde unge mennesker stødt sammen med politiet i Schwabing området. Grupper af ‘læderjakker’ og studenter gennemkrydsede gaderne og forsøgte at vælte de parkerede vogne. Ved sammenstødene blev 14 sårede, deraf 7 politibetjente, og der foretages 19 arrestationer, hvorved antallet af unge, der er arresteret i løbet af 3 døgn, hermed kommet op på 78.”

Le Monde, 26. juni 1962.

 

Den 25. juni henledte en erklæring fra S.I. opmærksomheden på den nært forestående dom i München over Uwe Lausen, der var anklaget for sin medvirken i forskellige publikationer udsendt af Situationistisk Internationales tyske sektion.

Den 5. juli blev Uwe Lausen idømt tre ugers fængsel. Han blev i præmisserne anklaget for, foruden angreb mod hele dette samfunds forskellige sider, at have krænket “Guds ære” — det skal nok kunne mane til eftertanke! — og at have krænket den offentlige blufærdighed.

Da de foregående processer i München kun resulterede i betingede fængselsstraffe, er Uwe Lausen således den første situationist, der fængsles for sine meninger. I betragtning af, at han blev truet med et års genopdragelsesophold i et fængsel for mindreårige, er kendelsen en relativ sejr for hans forsvar.

Vi takker alle personer og alle grupper, som har ydet støtte til Uwe Lausen i denne sag. Arbejdet til gavn for ham har, udenfor Tyskland, været særligt stort i det område der dækkes af S. I.’s sektion i Skandinavien: og desuden i byen Antwerpen.

I overvejelserne overfor denne mærkelige form for retfærdighed, må man måske også tage hensyn til dommernes samvittighed over, selv i den konventionelle borgerlige betydning af retfærdighed, at være nogle besynderlige dommere? Det var nogenlunde på samme tidspunkt at verdensopinionen erfarede, at omkring 200 personer i det tyske justitsvæsen nu havde fået tilbud om at trække sig tilbage før tiden, idet de havde været elitearbejdere ved de nazistiske domstole og indehavere af verdensrekorden i hurtig domfældelse i den skønne tid, hvor de skulle forsvare de hitlerske guders ære.

Dette “ubehag i samfundet”, som Freud talte om, har i løbet af 30 år antaget et forbavsende omfang, fra gamle dødslejre til det nuværende grænseområde af et liv i dødens skygge. Man ved nu, at det afhænger af en ny psykoanalyse. Vi vil vise det latente indhold i de nye rebellers manifestationer — som er på vej til at finde en årsag (“situationisterne vil eksekvere den dom, som fritiden i dag udtaler mod sig selv” — tidsskriftet I.S. nr. 1).

Denne prokurator fra München, som så let taler om at “feje hele dette rak lige ned i de huller, de er kommet fra”, vil ikke få noget let hverv. Sagt på en anden måde: han vil stadig høre mere om os.

For S. I., Debord – Vaneigem

Publié dans Internationale situationniste | Marqué avec , , , , , , , , , | Commentaires fermés sur Das Unbehagen in der Kultur (16 juillet 1962)

Notes sur le poker (29 octobre 1990)

Notes sur le poker

 

1

Le bluff est le centre de ce jeu. Il le domine, du seul fait qu’il est permis ; mais s’il domine, c’est seulement pour son ombre de personnage absent. Sa réelle intervention doit être tenue pour négligeable.

 

2

Le secret de la maîtrise du poker, c’est de se conduire d’abord, et autant que possible, sur les forces réelles que l’on se trouve avoir. Il ne faut certainement rien suivre très loin avec des forces médiocres. Il faut savoir employer à fond le kaïros de la force au juste moment. Il est facile de ne perdre que peu, si l’on garde toujours dominante la pensée que l’unité n’est jamais le coup, mais la partie. Il est plus difficile de gagner beaucoup au juste moment ; et c’est le secret des bons joueurs. C’est là que s’établit leur différence permanente.

 

3

Le mauvais joueur voit partout le bluff, et en tient compte. Le bon joueur le considère comme négligeable et suit d’abord la connaissance qu’il a de ses moyens dans chaque instant.

 

4

Celui qui a compris cette existence en fait purement théorique du bluff, gagnera en se guidant sur ses cartes ; et les réactions connues des adversaires. Si l’autre veut bluffer, je n’ai rien à en savoir ; et lui croira souvent au contraire que je bluffe, comme il voudra, selon ses propres rêves.

 

5

Le rôle de la tricherie est pratiquement nul entre ceux qui s’affrontent au poker. Un bon joueur le sentira musicalement à la première étrangeté ; sera sûr à la deuxième ; par exemple, pour moi, ne pas gagner vite était déjà une étrangeté. De la même façon, et à l’inverse, dans la vie, si j’avais « gagné vite » où que ce soit, j’aurais immédiatement su que c’était, du fait même, un dangereux signal d’alarme. Je m’en suis facilement tenu à distance, toujours. Elle ne peut être démontrée. Donc, il ne faut pas en parler ; il suffit de s’en éloigner systématiquement : je veux dire de cet environnement arrangé. C’est l’équivalent de ce que Sun Tsé appelait à la guerre des lieux gâtés ou détruits. (« Si vous êtes dans des lieux gâtés ou détruits, n’allez pas plus avant, retournez sur vos pas, fuyez le plus promptement qu’il vous sera possible. »)

 

6

La vérité « la plus vraie » du poker, c’est que certains joueurs sont essentiellement toujours meilleurs que d’autres ; et c’est aussi la moins reconnue.

 

 

 

7

Ces notes ne permettront sûrement pas à n’importe qui de gagner au poker ; parce que n’importe qui ne peut pas les comprendre (et c’est pour cette raison, surtout, que les disciples de Clausewitz ont fait gagner très peu de batailles). Enfin, le poker aussi rencontre, quoique très partiellement, un rôle du hasard.

 

Notes inédites de Guy Debord écrites le 29 octobre 1990 à l’intention d’Alice.

Publié dans Après l'I.S. | Marqué avec , , , , | Commentaires fermés sur Notes sur le poker (29 octobre 1990)

« Déclaration » des Éditions Champ libre (mars 1979)

 

http://pix.toile-libre.org/upload/original/1307722404.jpg

Déclaration

Les auteurs publiés par les Éditions Champ libre s’étonnent de constater que, parfois, un journaliste prétend encore « rendre compte » d’un de leurs livres ; ou même, ce qui est pire, ose lui décerner une sorte d’approbation arbitraire, comme pour afficher là un air glorieux de familiarité, qui pourtant n’aura pu être simulé que par la médiation d’une pseudo-lecture. Les auteurs actuels des Éditions Champ libre, bien évidemment, regardent les « travailleurs intellectuels » de la presse d’aujourd’hui, sans aucune exception, comme étant notoirement dépourvus de l’intelligence et de la présomption de véracité qui seraient requises pour donner un avis sur leurs écrits. Les professionnels de la falsification et de la jobardise semblent oublier qu’ils se sont, par leur fonction, privés du droit de faire, même sur un seul détail, l’éloge de quelque chose de vrai. De telles illusions devront cesser ; et donc ces gens-là devront se taire.

Les Éditions Champ libre déclarent qu’elles ne peuvent être tenues à aucun degré pour responsables de ces pratiques, dans les cas où il en faut déplorer la persistance. En effet, les Éditions Champ libre ont cessé d’adresser des « services de presse » à quelque journal ou journaliste que ce soit : considérant que cette tradition de l’information objective n’avait plus de raison d’être maintenue, survivant à toute signification, dans un temps où il n’existe même plus l’apparence d’une presse libre ; c’est-à-dire qui s’abstiendrait de se soumettre à une seule des impostures dominantes. Les Éditions Champ libre ont donc cessé de reconnaître l’existence de la presse. Ceux qui, déjà,  n’avaient pas d’« interviews », ont été en outre privés des textes.

Par conséquent, tout journaliste qui, dans cette période, a continué à dire son mot sur un livre édité par Champ libre, ou qui le ferait encore à l’avenir, aura nécessairement dû se procurer par lui-même un exemplaire, en tant que personne privée. Ainsi donc, sa qualité de critique professionnel n’étant plus reconnue par l’éditeur, alors qu’elle était déjà méprisée par les auteurs, son intervention devra être considérée comme pleinement abusive.

C’est l’occasion pour les Éditions Champ libre de dire qu’elles reconnaissent tous leurs principes résumés dans cette prise de position qu’un de leurs auteurs anciens, Clausewitz, publiait à l’heure où son pays cherchait le confort dans la servitude, et deux ans avant l’écroulement de la domination qui paraissait alors si bien établie : « Je déclare et j’affirme à la face du monde et des générations à venir que je tiens la fausse prudence, par laquelle les esprits bornés prétendent se soustraire au danger, pour la chose la plus pernicieuse qu’aient pu nous inspirer la crainte et la terreur ; (…) que le vertige de peur de notre temps ne me fait pas oublier les avertissements du passé lointain et proche, les leçons de sagesse de siècles entiers, les nobles exemples de peuples célèbres, et que je ne vais pas renoncer à l’histoire universelle pour quelque feuille d’un journal mensonger. »

 

Cette Déclaration écrite par Guy Debord et publiée par Gérard Lebovici dans le catalogue des Éditions Champ libre en 1979 paraîtra dans chaque nouveau catalogue de ces éditions jusqu’à l’assassinat de son fondateur en mars 1984 ; puis elle figurera dans les catalogues des Éditions Gérard Lebovici jusqu’à la mort de Floriana Lebovici en février 1990 et la liquidation de ces éditions en 1991, après la rupture de Guy Debord avec les héritiers Lebovici.

Publié dans Après l'I.S., Éditions Champ libre | Marqué avec , , , , , , | Commentaires fermés sur « Déclaration » des Éditions Champ libre (mars 1979)

Manifeste pour une construction de situations (septembre 1953)

Manifeste pour une construction de situations

Les gestes que nous avons eu l’occasion de faire étaient bien insuffisants, il faut en convenir.

On ne se passionne à propos des gens que pour les quitter bruyamment.

Nous nous sommes longtemps employés à obtenir des bouteilles vides, à partir de pleines. La grève générale s’est pourrie en trois semaines ; la reprise du travail marque une défaite de plus pour la Révolution en France. J’aurai vingt-deux ans dans trois mois. Perdre son temps. Gagner sa vie. Toutes les dérisions du vocabulaire. Et des promesses. Nous nous reverrons. Vous parlez.

Et Vincent Van Gogh dans son CAFÉ DE NUIT avec le vent fou dans les oreilles. Et Pascin qui s’est tué en disant qu’il avait voulu fonder une société de princes, mais que le quorum ne serait pas atteint. Et toi, écolière perdue ; ta belle, ta triste jeunesse ; et les neiges d’Aubervilliers.

L’univers en cours d’éclatement. Et nous allions d’un bar à l’autre en donnant la main à diverses petites filles périssables comme les stupéfiants dont naturellement nous abusions. Tout cela n’était que relativement drôle.

Mais que deviendra-t-elle dans tous les ports illuminés de l’été, dans tous les abandons du monde, dans le vieillissement du monde ?

ON S’EN SOUVIENDRA DE CETTE PLANÈTE. Si peu. Passons maintenant aux choses sérieuses.

*

Notre temps voit mourir l’Esthétique.

« Les arts commencent, s’élargissent et disparaissent, parce que des hommes insatisfaits dépassent le monde des expressions officielles, et les festivals de sa pauvreté. » (Hurlements en faveur de Sade. Juin 52.)

Depuis un siècle toute démarche artistique part d’une réflexion sur sa matière, aboutit à une réduction plus extrême de ses moyens (explosion finale du mot, ou de l’objet pictural. Le Cinéma a suivi le même processus, accéléré par le précédent des arts plus anciens).

L’isolement de quelques mots de Mallarmé sur le blanc dominant d’une page, la fuite qui souligne l’œuvre météorique de Rimbaud, la désertion éperdue d’Arthur Cravan à travers les continents, ou l’aboutissement du Dadaïsme dans la partie d’Échecs de Marcel Duchamp sont les étapes d’une même négation dont il nous appartient aujourd’hui de déposer le bilan.

L’Esthétique, comme la Religion, pourra mettre longtemps à se décomposer. Mais les survivances n’ont pas d’intérêt. Nous devons simplement dénoncer l’espoir qui pourrait encore être placé dans ces solutions rétrogrades, et c’est le sens de notre manifestation contre Chaplin, en octobre 52.

L’Art Moderne pressent et réclame un au-delà de l’Esthétique, dont ses dernières variations formelles ne font qu’annoncer la venue. À cet égard l’importance du Surréalisme est d’avoir considéré la Poésie comme simple moyen d’approche d’une vie cachée et plus valable. Mais le matin ne garde que peu de traces des constructions oniriques inachevées. Les années passent bourgeoisement en attendant du « hasard objectif » d’improbables passantes, d’incertaines révélations.

Deux générations ne peuvent pas vivre sur le même stock d’illusions.

Le Lettrisme d’Isou a été une sorte de Dadaïsme en positif. Il propose une création illimitée d’arts nouveaux, sur des mécanismes admis. Dans l’inflation des valeurs expliquées, le dernier intérêt qui restait à ces disciplines s’en détache.

Les arts s’achèvent dans leurs dernières richesses, ou continuent pour le commerce.

« On créera chaque jour des formes nouvelles ; on ne se donnera plus la peine de les prouver, d’expliciter leur résistance par des œuvres valables… On ira plus loin afin de découvrir d’autres sources séculaires qu’on abandonnera, à leur tour, dans le même état de virtualité inexploitée. Le monde dégorgera de richesses esthétiques dont on ne saura quoi faire. » (Isou. Mémoire sur les forces futures des arts plastiques et sur leur mort. Mars 51.)

Après le procès de cet académisme idéaliste, et l’exclusion de ses tenants, j’écrivais :

« Tous les arts sont des jeux vulgaires, et qui ne changent rien. » (Notice pour la Fédération française des ciné-clubs. Novembre 52.)

Notre mépris pour l’Esthétique n’est pas choisi. Au contraire, nous étions plutôt doués pour « aimer ça ». Nous sommes arrivés à la fin. Voilà tout.

À la limite de l’Expression, que nous considérons dès maintenant comme une activité secondaire, les dernières formees découvertes participent à la fois d’une conscience claire de l’extrême usure de l’idée de communication, et d’une volonté d’intervention dans l’existence.

« Il voulait rénover l’amour par une technique filmique nouvelle. » (Gil J Wolman. L’Anticoncept. Février 52.)

Le Cinéma anticonceptuel de Wolman parvient à une œuvre muable par chaque réaction individuelle, au moyen d’une ambiance visuelle et d’un jeu vocal sans rapport avec le récit. L’Art avance alors, d’une forme donnée, vers un jeu en participation.

J’ai utilisé dans le film intitulé Hurlements en faveur de Sade (entreprise de terrorisme cinématographique) une majorité de phrases détournées : articles du Code civil, conversations anodines, ou citations d’auteurs connus, qui prennent une autre signification par leur mise en présence.

Le détournement des phrases est la première manifestation des arts d’accompagnement soumis à un autre but, dans lesquels nous voyons la seule utilisation du passé définitivement clos de l’Esthétique.

Dans la même direction Gaëtan M. Langlais a écrit Jolie Cousette avec diverses coupures de presse d’origine quelconque. Le non-rapport ne peut pas exister. Comme dans le rapprochement arbitraire d’une photo et d’un texte (illustration photographique des numéros 1 et 3 de l’Internationale lettriste) la juxtaposition de deux phrases crée forcément un nouvel ensemble, impose toujours une explication.

Le roman quadridimensionnel de Gilles Ivain « se passera dans une vingtaine d’ouvrages déjà publiés… Il débordera des cadres du FAIT littéraire pour envahir et modifier violemment la vie par tous les moyens dont le plus simple sera à l’image du phénomène d’induction magnétique. Le roman sera un corpus quadridimensionnel de signes gravés et d’images-clefs. Le roman ébauchera de nouvelles mathématiques de situations ou ne sera pas. » (Gillespie. À paraître aux éditions Julliard.)

*

Notre action dans les arts n’est que l’ébauche d’une souveraineté que nous voulons avoir sur nos aventures, livrées à des hasards communs.

Ces œuvres en marche sont seulement des recherches pour une action directe dans la vie quotidienne.

Dans un univers pragmatique, l’intention profonde de l’Esthétique a été bien moins de survivre que de vivre absolument.

Avec nous vraiment « la poésie doit avoir pour but la vérité pratique ».

Le même souci d’investir les êtres et leurs cheminements domine toute cette fin de l’Esthétique, de la proclamation initiale de Wolman : « La nouvelle génération ne laissera plus rien au hasard » à la métagraphie influentielle de Gilles Ivain.

*

Le Décor nous comble et nous détermine. Même dans l’état actuel assez lamentable des constructions des villes, il est généralement très au-dessus des actes qu’il contient, actes enfermés dans les lignes imbéciles des morales et des efficacités primaires.

IL FAUT ABOUTIR À UN DÉPAYSEMENT PAR L’URBANISME, à un urbanisme non utilitaire, ou plus exactement conçu en fonction d’une autre utilisation.

La construction de cadres nouveaux est la condition première d’autres attitudes, d’autres compréhensions du monde.

Le même désir suit son cours souterrain dans plusieurs siècles d’efforts libérateurs, depuis les châteaux inaccessibles décrits par Sade jusqu’aux allusions des surréalistes à ces maisons compliquées de longs corridors assombris qu’ils auraient souhaité d’habiter.

Le charme — au sens le plus fort — que continuent d’exercer les grands châteaux du passé, les villages cernés de palissades des beaux temps du Far West, les maisons inquiétantes du port de Londres — caves communiquant avec la Tamise — ou les dédales des temples de l’Inde ne doit pas être abandonné à une faible évocation périodique dans les cinémas, mais utilisé dans des constructions nouvelles concrètes.

Le prestige des Enfants terribles sur toute une génération tient finalement au climat créé par une construction inusitée d’un lieu, et le parti pris d’y vivre exlusivement : une chambre abstraite, une ville chinoise aux murailles de paravents. « Une seule chambre île déserte entourée de linoléum » (page 163). Une phrase du livre révèle clairement toutes les chances d’aventures contenues dans une maison, à la suite d’une « erreur » dans les plans classiques de l’architecture : « Ils avaient remarqué une de ses vertus, et non la moindre : la galerie dérivait en tous sens, comme un navire amarré sur une seule ancre. Lorsqu’on se retrouvait dans n’importe quelle autre pièce, il devenait impossible de la situer et, lorsqu’on y pénétrait, de se rendre compte de sa position par rapport aux autres pièces » (page 159).

La nouvelle architecture doit tout conditionner :

Une nouvelle conception de l’ameublement, de l’espace et de la décoration pour chaque pièce. Une nouvelle utilisation des sensations thermiques, des odeurs, du silence et de la stéréophonie. Une nouvelle image de la Maison (escaliers, caves, couloirs, ouvertures) qui va être étendue à la notion de complexe architectural, unité plus large que la maison actuelle, et qui sera la réunion de tous les bâtiments — nettement séparés de l’extérieur — contribuant à créer un climat, ou un heurt de plusieurs climats.

Parvenant alors à l’utilisation des autres arts, pris à n’importe lequel de leurs stades passés comme objets pratiques d’accompagnement, l’architecture redeviendra cette synthèse directrice des arts qui marquait les grandes époques de l’Esthétique.

Tous les exemples déjà en vue pour ces complexes introduisent de toute évidence une architecture baroque, à la fois contre le genre « présentation harmonieuse des formes » et contre le genre « maximum de confort pour tous ».

(Qu’est-ce que M. Le Corbusier soupçonne des besoins des hommes ?)

L’Architecture en tant qu’art n’existe qu’en s’évadant de sa notion utilitaire de base : l’Habitat.

Il est assez symptomatique de constater que dans cette discipline, dont tant d’œuvres ont été limitées par une intention utilitaire (buidings géants pour loger le plus de monde possible ou cathédrales pour prier), la direction à la fois gratuite et influentielle dont je parle est annoncée depuis quelque temps par le merveilleux PALAIS IDÉAL du facteur Cheval, certainement plus important que le Parthénon et Notre-Dame réunis ; et par les réalisations étonnantes que permet le dernier point de la technique du matériau : murs en air comprimé, toits en verre, etc.

L’apparition récente en Amérique de maisons intimement mêlées à la végétation environnante va aussi dans le sens prévisible de notre urbanisme qui sera une juxtaposition déroutante de la nature à l’état sauvage et des complexes architecturaux les plus raffinés, dans les quartiers centraux des villes.

Cet effort pourra se développer dans deux voies parallèles : création de villes dans les conditions géographiques et climatiques les plus favorables. Arrangement des villes préexistantes et dont certaines, comme Paris, permettent de pressentir beaucoup de cet avenir. (Des lieux comme la place Dauphine ou la cour de Rohan constituent une base très attirante pour un complexe architectural.) L’Urbanisme nouveau devra intégrer les formes des constructions anciennes, et en bâtir d’absolument inédites.

Les quartiers des villes permettront par leur diversité et leur opposition (cf. le projet de Gilles Ivain pour des quartiers-états d’âme) de voyager longtemps dans une seule agglomération, sans l’épuiser mais en s’y découvrant.

L’Urbanisme envisagé comme moyen de connaissance s’annexera tous les domaines mineurs qui cessent en ce moment de nous préoccuper en eux-mêmes. Il utilisera à la fois le dernier état des arts plastiques pour décorer ses rues, ses places, ses terrains vagues, ses forêts soudaines — et les résultats de la Poésie délaissée pour les nommer (Allée Jack l’Éventreur. Quartier Noble et Tragique. Rue des Châteaux de Louis II de Bavière. Impasse du Chien Andalou. Palais de Gilles de Rais. Rue Barrée. Chemin de la Drogue). Il fera le meilleur emploi des lumières par les fenêtres, des rues totalement noires, des rivières dissimulées et des labyrinthes ouverts la nuit.

L’avenir est, si l’on veut, dans des Luna-Park bâtis par de très grands poètes.

Pour reprendre le cas des villes actuelles, plusieurs quartiers peuvent être très rapidement détournés de leur usage. À Paris l’île Saint-Louis peut être gardée comme elle est mais en faisant sauter les ponts, et peuplée en tout d’une vingtaine d’habitants, nomades parmi tous les appartements déserts. Quelques anachronismes somptuaires d’aujourd’hui coûtent plus cher.

Encore plus vite fait, on peut utiliser certaines surprenantes réclames au néon comme : ABATTOIRS, AVORTEMENTS, RESTAURANT TRÈS MAUVAIS.

Car pourquoi l’humour serait-il exclu ?

Il va de soi que ces villes s’étendront avec l’évolution de la condition actuelle de l’Homme, utilisé et salarié.

*

Le Destin est Économique. Le sort des hommes, leurs désirs, leurs « devoirs » ont été entièrement conditionnés par une question de subsistance.

L’évolution machiniste et la multiplication des valeurs produites vont permettre de nouvelles conditions de comportement, et les réclament dès maintenant, alors que le problème des loisirs commence à se poser avec une urgence sensible à tout le monde. L’organisation des loisirs, pour une foule qui est un peu moins astreinte à un travail ininterrompu, est déjà une nécessité d’État ; même quand ces gens se contentent des divertissements du type Parc des Princes, pour leurs sinistres dimanches.

Après quelques années passées à ne rien faire au sens commun du terme, nous pouvons parler de notre attitude sociale d’avant-garde, parce que dans une société encore provisoirement fondée sur la production, nous n’avons voulu nous préoccuper sérieusement que des loisirs.

Persuadés que les seules questions importantes de l’avenir concerneront le JEU, à mesure que la désaffection pour les valeurs absolues des morales et des gestes ira croissant, nous avons joué dans cette attente à travers les rues pauvres des faits permis ; dans les bosquets de briques du quai Saint-Bernard dont nous refaisions la forêt.

Mais en appliquant à ces faits de nouvelles intentions de recherches — une méthode dont le discours n’est pas encore écrit — on pourra en déduire les lois, vaguement pressenties, des seules constructions qui en définitive nous importent : DES SITUATIONS BOULEVERSANTES DE TOUS LES INSTANTS.

L’Internationale lettriste publiait en février 53 un tract dont toute l’aggressivité désespérée se justifiait dans sa dernière phrase :

« Les rapports humains doivent avoir la passion pour fondement, sinon la Terreur. »

Cette passion qu’il est tout de même difficile de trouver dans nos « fréquentations » (nous savons de quoi ces choses-là sont faites, comme disait terriblement Jacques Rigaut), nous voulons la situer dans le renouvellement constant du monde ; où des inconnus se rencontreraient partout, s’en iraient sans jamais y croire, simplement parmi le tragique et les merveilles de leur promenade terrestre.

« Toutes les filles arborescentes de la rue ont un passé alors quand serons-nous libres des vierges perpétuelles sans mémoire et qui ne parlent pas. » (Gil J Wolman. L’Anticoncept.)

Ce désir d’une vie plus vraie, simplement jouée, est contemporain d’une perte d’importance des sujets classiques de passion.

« Nous aurons déterminé des jeux nouveaux et leur avenir avant que vous n’ayez atteint l’âge de pleurer sérieusement pour de petites choses. » (Première lettre à Missoum, sur le détournement des mineures.)

À ce dépassement fait écho la définition de Gilles Ivain :

« Le continent choisi comme jouet. »

(Récemment Gil J Wolman me rappelait que je lui avait avoué autrefois : « Je n’ai jamais su que jouer. » Je crois que cette vérité devra être, après tous les trucages également inutiles de l’affection ou de l’hostilité, le dernier jugement sur mon compte.)

*

Épars dans le siècle, des signes d’un nouveau comportement se manifestent. Ils crient dans le fracas. EN MARGE de l’Histoire, de ces bombes qu’ont jetées les petites nihilistes russes pendues à quinze ans ; ou dans le récit fermé des Enfants terribles et leur inceste inaccompli, ou dans la façon émouvante et burlesque de vivre de quelques personnes que j’ai bien connues.

Il faut établir une description complète de ces comportements et parvenir jusqu’à leurs lois.

La piste d’une vie gratuite a été plusieurs fois relevée, et des voyageurs pressés l’ont suivie sans en revenir — comme Jacques Vaché qui écrivait : « mon but actuel est de porter une chemise rouge, un foulard

(LA SUITE MANQUE)

 

Rédigé par Guy Debord en septembre 1953, le Manifeste pour une construction de situations, inédit, est composé de onze feuillets dactylographiés portant en tête l’inscription : « Exemplaire spécialement corrigé à l’intention de Gil J Wolman, G E ».

Publié dans Internationale lettriste | Marqué avec , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , | Commentaires fermés sur Manifeste pour une construction de situations (septembre 1953)