Présentation des « Prolégomènes à l’Historiosophie » (3 mai 1983)

 

« Voici quelques notes sur les livres dont nous parlions l’autre jour. (…) A. von Cieszkowski a publié en 1838 des Prolegomena zur Historiosophie. Il paraît que c’est la première esquisse d’une philosophie de la “praxis”. Vous voyez son bel avenir. »

Lettre de Guy Debord à Gérard Lebovici, 16 avril 1972.

 

« Je t’envoie un livre étonnant — que je crois avoir tiré de l’oubli le plus total (même en Allemagne), et fait éditer par Champ libre. C’est un des livres les plus importants du XIXe siècle ; une plaque tournante décisive entre Hegel et le jeune Marx (publié un an avant les écrits de Feuerbach, et plus important que Feuerbach), qui par plusieurs côtés préfigure des thèses de base de l’I.S. »

Lettre de Guy Debord à Gianfranco Sanguinetti, 26 août 1973.

 

« (…) As-tu vu depuis, chez Champ libre, le petit livre d’August von Cieszkowski, Prolégomènes à l’historiosophie (1838) ? C’est une merveille oubliée — je crois aussi en Allemagne — dont j’avais détecté l’existence dans une vague note en bas de page d’un Rubel ou d’un Cornu [Auguste Cornu cite le livre de Cieszkowski dans le premier volume de son Karl Marx et Friedrich Engels, leur vie et leur œuvre (3 volumes, 1955-1962). — NdÉ]. C’est un très important maillon manquant de la chaîne entre Hegel et le jeune Marx. »

Lettre de Guy Debord à Jaap Kloosterman, 27 août 1973.

 

« Est-ce que tu connais August von Cieszkowski (Prolégomènes à l’historiosophie) ? C’est le maillon manquant de la chaîne qui relie l’hégélo-marxisme à la pensée de la jeune I.S. Malheureusement, j’ai pu détecter l’existence de ce “trou noir” de la pensée historique, et le faire traduire par Champ libre, seulement après 1972 ! »

Lettre de Guy Debord à Thomas Levin, 24 avril 1989.

 

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La publication en 1838 des Prolégomènes à l’Historiosophie d’August von Cieszkowski, alors âgé de vingt-quatre ans, marque l’effondrement instantané du système hégélien. À partir de cet effondrement, la méthode dialectique, « la pensée de l’histoire », va rechercher la réalité qui la recherche. C’est sur ce mouvement que se constitue, à travers Marx et Bakounine notamment, la première base du projet moderne de la révolution sociale.

Cieszkowski dépasse Hegel en des termes purement hégéliens : il anéantit l’aporie centrale du système, simplement en rappelant que le temps n’est pas fini. Hegel avait conclu l’histoire, dans la forme de la pensée, parce qu’il acceptait finalement d’en glorifier le résultat présent. Cieszkowski renverse d’un seul coup le système, en portant à son contact le « moment » de l’avenir, parce qu’il reconnaît à la pensée de l’histoire, dépassement de la philosophie, le pouvoir de transformer le monde.

« Réaliser les idées […] dans la vie pratique […] telle doit être la grande tâche de l’histoire. » Dans cette « praxis post-théorique qui sera l’apanage de l’avenir », les héros historiques « doivent être non plus des instruments aveugles du hasard ou de la nécessité ; mais les artisans lucides de leur propre liberté ». « L’être et la pensée doivent donc disparaître dans l’action, l’art et la philosophie dans la vie sociale. » « De même que la poésie de l’art est passée dans la prose de la pensée, la philosophie doit descendre des hauteurs de la théorie dans le champ de la praxis. Être la philosophie pratique ou, plus exactement, la philosophie de la praxis. » Le théoricien qui parle ainsi, cinq ans avant le jeune Marx, cent vingt ans avant les situationnistes, devra être tôt ou tard reconnu comme le point obscur autour duquel toute la pensée historique, depuis un siècle et demi, a pris son tournant décisif.

Cieszkowski restait dans l’idéalisme objectif, mais à son extrême pointe, là où il se renverse dans la plus totale revendication du concret, de sa construction historique consciente. Le mérite de Marx est d’avoir ultérieurement montré qu’une société de classes ne pourrait être capable de réaliser un programme si grandiose ; et celle-ci a effectivement donné à voir, depuis, la grandeur et le prix de sa carence sur cette question. Le mérite du prolétariat révolutionnaire est d’avoir montré, dans toutes ses luttes, qu’il ne pouvait se définir que par l’acceptation d’une telle tâche ; ce qui suffit à démasquer comme étant du parti de ses exploiteurs tous ceux qui ont prétendu le contenter ou le dissoudre à moins.

Ce livre, jamais traduit en français depuis 1838, ni jamais réédité en Allemagne durant toute cette période, a été publié par Champ libre en 1973 ; il est aussi le seul des livres de ces Éditions auquel aucun article de critique n’a jamais été consacré.

On sait que la société actuelle est partout lourdement armée pour son combat de retardement, en fin de compte assez vain, contre la pensée historique. (C’est aussi l’intérêt subjectif des spécialistes intellectuels qui y font carrière, et qui tentent de cacher leur honte en négligeant ce qui les révèle d’emblée comme tout à fait négligeables.) Rien peut-être comme le sort d’un tel livre n’est à ce point révélateur des conditions faites à la théorie fondamentale par une époque qui finit en ce moment sous nos yeux, au bout du plus riche accomplissement de toutes ses virtualités d’irrationalité et de misère. Il est normal que reparaisse, avec la faillite de notre société, le verdict de Cieszkowski qui la condamne pour avoir vécu au-dessous de ses moyens.

 

Cette nouvelle présentation pour une éventuelle réédition des Prolégomènes à l’Historiosophie, parus en juin 1973 aux Éditions Champ libre dans une traduction de Michel Jacob, fut envoyée le 3 mai 1983 par Guy Debord à Gérard Lebovici, avec cette précision manuscrite : « Peut-être remplacer enfin la présentation inepte de M. Jacob (dix ans après ?) » Elle est restée inédite jusqu’à sa parution dans les Œuvres de Guy Debord (Quarto, 2006).

August von Cieszkowski (1814-1894) participe à l’insurrection polonaise de 1830, puis en 1838 est reçu docteur à Heidelberg avec une thèse sur la philosophie ionienne. La même année, il publie en allemand Prolégomènes à l’Historiosophie et, l’année suivante, en français, un ouvrage d’économie, Du crédit et de la circulation. En 1848, il fait paraître anonymement Notre Père, livre qui analyse la crise du monde moderne et celle de la religion chrétienne.

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