Remarques sur l’I.S. aujourd’hui (27 juillet 1970)

Remarques sur l’I.S. aujourd’hui

1) Je suis en accord avec le texte de Paolo (Thèses provisoires, mai 1970), à deux nuances près. D’abord, à la page 5 de la traduction française, je crois qu’il faudrait dialectiser encore un peu plus la question des rapports du bolchevisme avec l’état d’arriération des forces productives en Russie, en citant le rôle même du bolchevisme de Lénine comme facteur de retard et régression pour cette part centrale des forces productives qu’est la conscience de la classe révolutionnaire. Ailleurs (page 7) Paolo présente comme « légèrement excessive » cette formulation que, dans ce qu’a pu faire jusqu’ici l’I.S., « la part de promesse dépasse encore la part de réalisation » ; et je trouve que cette phrase est complètement vraie, sans rien d’excessif. Avec ces thèses de Paolo, et en y associant nombre de celles qu’ont exprimées divers camarades, notamment Raoul, René et Tony (ainsi que la très juste insistance de Gianfranco pour que nous développions plus concrètement certaines analyses économiques), il me semble que nous avons une base sérieuse à partir de laquelle on peut développer aussi bien l’analyse stratégique que l’activité théorico-pratique, toujours plus vers le concret.

2) Cependant quelques préalables subsistent, qui restent au-dessous de ce débat (quoique déjà abordés fragmentairement par des textes de René, René-Donatien et moi-même). Paolo a eu raison de mettre ces préalables entre parenthèses, car ils ont peu de relation directe avec son esquisse programmatique ; et il a pris soin, dans une note finale, de suspendre le sens même de son texte à leur résolution pratique. Il faut donc encore, à présent, faire un effort pour définir plus concrètement ces difficultés, qui sont à la fois des archaïsmes dans notre propre développement historique et des préconditions qu’il nous faut dominer avant d’entreprendre vraiment la réalisation d’une perspective plus avancée.

3) Dans la suite de ce texte, j’essaierai d’énoncer les traits principaux de ces difficultés, en me limitant à ce que je connais bien, c’est-à-dire à notre existence en France et en Italie. Donc je ne parlerai pas de Jon ou Martin, qui sont placés dans des conditions très différentes (et beaucoup plus difficiles). Pas davantage de Tony, dont le séjour parmi les Français a été trop bref (et, mis à part un ou deux malentendus initiaux vite dissipés, très bénéfique à mon avis). Il va de soi que je n’entends pas, dans ce texte, me placer moi-même au-dessus de la critique, tout ce qui arrive dans une organisation étant finalement sous la responsabilité commune de ses membres. Cette part d’autocritique existera donc au moins implicite dans ces notes. Quelque autre camarade ne manquera pas de préciser les critiques à mon propos qu’il estimerait funestement oubliées, par moi ici ou plus généralement par les situationnistes dans les discussions précédentes et ultérieures.

4) Après déjà quatre mois de débat d’orientation, nous n’avons pas vu apparaître de divergences théoriques, ce qui était assez prévisible. On peut plutôt se demander si ces textes — qui vont dans le même sens et dont beaucoup contiennent d’excellentes choses — ne s’accumulent pas, comme autant de monologues, sans être guère utilisés ? Je précise ce que je veux dire en évoquant cette sous-utilisation de la théorie. De même que Magritte pouvait prendre une pipe en écrivant justement dans le tableau « Ceci n’est pas une pipe », déclarer que l’on ne sépare pas la théorie de la pratique, ceci n’est pas encore pratiquer la théorie ; et la mise en pratique de la théorie révolutionnaire n’est pas du tout messianiquement suspendue à la victoire de la révolution, elle est exigée dans tout le processus de l’activité révolutionnaire. Pareillement, nous refusons tous, bien aisément (et ceci n’est encore qu’une utile constatation théorique) de considérer comme des modalités séparées l’activité la plus fondamentalement théorique et l’activité la plus visiblement pratique. Formuler la théorie révolutionnaire la plus générale ne peut se concevoir sans une pratique très précise — « en amont » comme « en aval » de ce point. Et dans un combat de rue il faut encore penser ! Mais, si l’on sort de ces truismes dialectiques sur les cas-limites, on peut considérer la situation concrète la plus courante, où se reconnaissent les dialecticiens (même si beaucoup parmi ceux-ci n’ont pas la formation intellectuelle qui permet de parler de dialectique, ou d’écrire de la théorie au niveau dialectique). Des hommes se rencontrent. Ils parlent de ce qu’ils comprennent du monde, et de ce qu’ils croient pouvoir y faire. Ils se jugent, en jugeant leur monde ; et jugeant chacun le jugement des autres. Ils s’accordent ou s’opposent sur leurs projets. S’il y a projet commun, ils auront à savoir à différents moments ce que ce projet est devenu. La pratique et leur conscience de la pratique mesurent leur réussite ou leur échec (leur échec et leur succès peuvent être qualifiés, à tort ou à raison, par eux-mêmes, de secondaire ou de décisif ; le résultat pourra être lui-même renversé ultérieurement, et peut-être y pensent-ils et peut-être l’oublient-ils). Etc., etc. Bref, c’est dans cette action, concertée et théorisée (qui est aussi bien la théorie à l’épreuve de l’action) que les dialecticiens révolutionnaires ont à reconnaître au mieux les éléments décisifs d’un problème complexe ; l’interaction probable, ou par eux modifiable, de ces éléments ; la qualification essentielle du moment en tant que résultat, ainsi que sa négation qui est à l’œuvre avec le temps. C’est le territoire du qualitatif, où se connaissent — et où il faut savoir connaître — les individus, leurs actes, le sens, la vie. C’est l’histoire qui est présente dans le quotidien des révolutionnaires. Les camarades diront certainement que les lignes précédentes sont fort banales ; et c’est bien vrai. Voici maintenant une anecdote récente qui est au contraire assez originale, au sens de surprenante et inattendue :

Tout le monde sait que Mustapha s’est engagé, à un moment resté inconnu de l’été 1969, dans une organisation palestinienne (cf. sa rencontre, citée par lui-même à Venise, de gauchistes israéliens en tant qu’un des représentants de cette organisation, etc.). Quelques semaines ou quelques mois plus tard, il en informa l’I.S., et donc démissionna — alors seulement — puisque notre opposition à la « double appartenance » est absolue, et qu’il partage tout à fait ce point de vue. Nous avons alors parlé de son mauvais choix plutôt que de sa mauvaise manière d’avoir fait un nouveau choix, parce que la question était résolue unilatéralement bien avant d’avoir été posée ; et nos regrets l’accompagnèrent. Pour nous faire savoir, à Venise, les impérieuses raisons qu’il avait eues de faire ce choix, et de le faire ainsi, Mustapha exposa une analyse du développement révolutionnaire possible en Jordanie et de la nécessité subjective, qu’il ressentait, de participer à cette lutte. À peine arrivé en Jordanie (dont, en fait, il revenait précisément au moment de ses déclarations de Venise), il découvre — d’après son propre récit récemment — qu’il n’y a plus aucune perspective ! Dans une organisation (le F.D.P.L.P. [Front Démocratique Populaire de Libération de la Palestine, mouvement issu du Front Populaire de Libération de la Palestine, NdÉ]) dont il est très formellement membre, et qu’il désapprouve au moins sur plusieurs points, il ne mène aucune lutte politique, et après quelques mois s’en va, sans même laisser vingt lignes de critique pour y expliquer sa démission. Il revient en Europe, et rencontre d’abord les camarades italiens. Ceux-ci tirent de cette rencontre une conclusion principale, pour ne pas dire unique : qu’il serait excellent que Mustapha redevienne membre de l’I.S., puisqu’il est démystifié de son mirage jordanien, et puisqu’on peut espérer chez lui une telle intention. C’est réduire le problème à un à-côté négligeable, en faisant comme si nous n’avions eu avec Mustapha que certaines divergences — maintenant surmontées — dans l’appréciation politique des perspectives au Moyen-Orient.

Je sais bien que les camarades italiens ont quelques raisons solides et estimables pour souhaiter le retour de Mustapha dans l’I.S. Mais ces arguments « pour » ne peuvent même pas être soutenus si ceux qui pouvaient les formuler n’ont pas d’abord reconnu les arguments « contre » (que j’ai cités au paragraphe précédent) ; car c’est seulement après avoir vu, et avoir dit, ces derniers arguments, que quelqu’un pourrait entreprendre de montrer qu’ils sont moins importants que les raisons contraires. Voilà pourtant un exemple où il est fort peu probable que nous ayons une divergence théorique sur la question de l’organisation, et sur le sens des engagements qu’elle implique. Je crois que les camarades italiens ne mettront pas en doute la force des arguments que je viens de citer (ni le degré de réalité des faits, puisque je les tiens tous de Mustapha). Alors, pourquoi ne les ont-ils pas cités eux-mêmes ? N’en ont-ils pas compris l’importance ? Ou bien les ont-ils perdus de vue, en discutant très finement de trente points annexes (Hussein, la Syrie, Habache [dirigeant du Front Populaire de Libération de la Palestine, NDÉ], Nasser, et j’en passe) ? Ou bien n’ont-ils pas jugé intéressant d’envisager ces aspects du problème avec Mustapha ? Cette joie pour le retour de l’Enfant prodigue après sa débandade moyen-orientale fait honneur à leur sens de l’amitié et de l’hospitalité mais pas, cette fois, à leur sens de la dialectique. Un détail doit être ajouté. Avant de pouvoir apprendre de Mustapha tout ce qu’il avait peut-être fait d’estimable en Jordanie, René-Donatien lui avait adressé une courte lettre, un peu sévère dans le ton (et surtout du fait que subsistait alors un doute sur ce qui, dans l’action exotique de Mustapha, aurait pu, très partiellement, « justifier » son pari), mais qui marquait d’autant plus clairement ce qui, dans le choix fait par Mustapha en 1969, le « diminuait » — aux yeux de René-Donatien tout au moins. Les camarades italiens avaient reçu la copie de cette lettre. Il se trouve que les éléments que j’ai évoqués sont assez décisifs pour que chacun de nous doive les découvrir et les évaluer par lui-même ; et en ce sens la copie de la lettre de René-Donatien aurait dû être inutile. Cependant elle était là ; elle était connue. Je ne trouve pas du tout anormal qu’elle n’entraîne pas l’adhésion immédiate de tous (elle était brève et très générale, exprimant assez brutalement une opinion, et non une argumentation). Mais il est anormal que cette lettre ait été totalement négligée. Les camarades qui peuvent penser sur cette question autrement que René-Donatien auraient dû lui répondre, essayer de combattre sa position sévère, etc. Ainsi, ils auraient été amenés à faire un effort pour contredire la conclusion de René-Donatien, et donner quelques raisons opposées aux raisons dont cette conclusion découle (si elles ne sont pas dans la lettre même, elles sont connues de tous, et c’était vraiment là l’occasion d’y penser !).

Comme il ne s’agit certainement pas d’un mépris délibéré, il faut comprendre qu’ici l’irréflexion va loin, car dans une organisation on ne peut négliger la prise de position de personne ; on peut seulement l’approuver ou s’y opposer.

5) Je me suis un peu étendu sur l’anecdote précédente parce qu’elle est récente, claire et, je l’espère, instructive. Ce n’est pas pour plaisanter les camarades italiens, comme s’ils étaient les seuls dans l’I.S. qui aient jamais oublié leurs armes dialectiques à cause d’un enchantement passager ; plus normal dans les Romans de la Table ronde que parmi les chevaliers de la conscience historique. Tandis qu’eux, par exemple, ont montré brillamment qu’ils savaient faire vite une excellente revue de l’I.S. nous assistons depuis deux ou trois mois à Paris au fantastique spectacle de trois camarades (puisqu’il semble que le quatrième était vraiment trop étranger à notre monde) qui eux-mêmes ont prouvé en d’autres occasions leur talent, se trouvant comme frappés de stupeur devant l’« épreuve » de construire et rédiger le numéro 13 de la revue française. Pourtant ce qui est extraordinaire, ce n’est pas qu’ils se trouvent avec cette tâche sur les bras, c’est qu’elle leur paraisse accablante. Il est clair que les minimes questions de « paresse » (d’ailleurs pas plus prononcée chez eux que chez nous tous) sont dépassées. Ce n’est pas non plus une question bassement rédactionnelle, car tous écrivent assez joliment et ont au départ fait une première ébauche de plan qui n’était pas criticable. Ce qu’ils ont du mal à concevoir, et surtout à se communiquer, ce sont les moments essentiels de ce que l’ensemble de leur numéro aura à dire. Et en dehors de ceci, il est vain d’espérer arranger les choses quantitativement, simplement en écrivant, un peu au hasard et longuement, sur tous les sujets susceptibles d’être abordés dans ce numéro (c’est-à-dire, en fait : tous les sujets). Il ne s’agit pas d’avoir simplement le ton situationniste (aujourd’hui plus ou moins accessible à divers pro-situs), mais de penser et choisir qualitativement ce qui constitue un numéro. Tous les mystères qui poussent la théorie situationniste au bavardage mystique des pro-situs trouvent leur solution rationnelle dans la pratique de la formulation des thèses situationnistes, et dans l’intelligence de cette pratique. Ce sont les mêmes difficultés de méthode qui apparaissent dans ce comité de rédaction et ailleurs. Ici cependant, c’est un peu plus excusable, parce que la mise au point d’un numéro de l’I.S. présente vraiment quelque difficulté, quoique les camarades rédacteurs l’aient ignoré. Du reste ils ne l’ignoraient que parce qu’ils ne l’avaient jamais fait.

6) En négligeant ce détail qu’il y a eu dans tous les numéros de l’I.S. une partie faite de contributions personnelles (souvent notables et parfois même discordantes), on peut dire que, pour l’essentiel de leur rédaction (anonyme), les numéros du 1 au 5 ont été faits d’une manière vraiment collective. Du 6 au 9, l’essentiel fut encore fait assez collectivement, surtout par Raoul, Attila et moi. À partir du 10, je me suis trouvé presque seul chargé de mener à bonne fin chaque publication. Et ce qui me paraît pour le coup franchement inquiétant et malsain, c’est que — froidement, je l’espère — je considère précisément ces trois numéros comme les meilleurs de la série ! Cette situation me fut encore un peu masquée dans les numéros 10 et 11 par une assez faible dose (bienvenue cependant) de collaboration de Mustapha — je parle toujours ici des articles publiés sans signature. On sait comment la disparition de Mustapha, en pleine rédaction du numéro 12 (quoique après qu’il y ait donné le texte sur la Tchécoslovaquie), poussa les choses jusqu’au scandale, puisque simultanément la section française avait doublé en effectif. Je quittai donc aussitôt la « direction » de la revue, principalement pour ne pas être complice d’une sorte de spectacle mensonger, du moment que nous avions eu tous l’occasion de prendre conscience de notre éloignement, dans ce cas, de nos principes affirmés. Voici donc une année que le problème est posé, et les camarades rédacteurs commencent à se mettre en état de le résoudre. Ils n’y arriveront sans doute qu’en s’appropriant finalement les méthodes qui sont « officiellement » les leurs depuis un certain nombre d’années.

7) La sous-conscience (sur la base affirmée de la conscience historique) à propos des nécessités de méthode dans différentes tâches particulières découle évidemment d’une sous-conscience plus générale. Pour deux ou trois camarades, on peut même constater une sous-information, du fait d’un manque de lectures assez étourdissant à la longue pour les théoriciens du prolétariat et les réalisateurs de la philosophie et de l’art. Mais ceci même n’est qu’un épiphénomène ; il serait aussi vain de s’en indigner que vulgaire d’en plaisanter. Si certains n’ont pas lu ce que d’autres citent et emploient, c’est qu’ils n’en ont pas eu envie et qu’ils n’en ont pas eu besoin. Je ne crois pas qu’il y ait là des goûts qui nous opposent. C’est donc simplement que ces camarades ne découvraient rien à faire qui leur eût donné cette envie et ce besoin.

8) Ce défaut d’activité commune (ce qui ne veut pas dire, bien entendu, que nous n’ayons pas discuté, décidé et réalisé ensemble un certain nombre d’actions ou d’écrits, même dans les deux dernières années) se remarque principalement — dans la section française — par une sorte de répugnance générale devant toute critique visant un fait précis, ou l’un de nous. On a bien pu le voir encore à la réunion française du 14 juillet. La moindre critique est ressentie comme mise en cause totale, défiance absolue, manifestation inamicale, que sais-je ? Et cette réaction affective n’est pas vraie seulement de la part du camarade critiqué. Les camarades de l’I.S. sont très rapides, et fort doués, pour juger les pro-situs (par exemple, les écrits successifs du pauvre G.R.C.A.), c’est-à-dire quelque chose de très peu important. Mais presque tous manifestent une étrange lenteur pour juger quoi que ce soit s’il s’agit d’un membre de l’I.S. Ils laissent paraître leur malaise même à voir quelqu’un de nous le faire. Je ne peux croire qu’il y ait à l’origine de ceci une creuse politesse. Il faut donc que ce soit une certaine fatigue au moment d’aborder les questions qui marquent réellement notre mouvement : ce que nous risquons de réussir ou de manquer. Il se produit en tout cas ce phénomène qu’une critique n’est jamais complétée par d’autres camarades, et que personne (sauf parfois le camarade critiqué) ne s’attarde à en tirer une ou plusieurs conclusions qui seraient utilisables par tous pour la suite de notre action commune. Ainsi l’I.S. a tendance à se figer dans une sorte de présent perpétuel et plutôt admirable (puisqu’un passé plus ou moins admirable y continuerait). Cette harmonie peu historique et peu pratique n’est brisée qu’en deux circonstances, la première réelle, la seconde purement apparente. Quand une critique est réellement prise au sérieux et suivie d’effets (parce que l’événement parle si haut que tous exigent alors cette conclusion) un individu est exclu. Il est retranché de l’harmonieuse communion, peut-être même sans avoir jamais été critiqué auparavant, ou seulement une petite fois. Dans le cas de rupture apparente de confort habituel, une critique est faite, un défaut de notre action est signalé. Tout le monde en convient, parfois même sans se donner la peine de prendre la parole, tant le fait apparaît clair et indiscutable, mais ennuyeux (et tant on se préoccupe peu d’y remédier effectivement). Enfin, il est juste de dire que si quelqu’un a insisté sur ce point, tous admettent qu’en effet le détail est fâcheux. Et tous décident à l’instant qu’il ne faudra pas continuer ainsi ; que les choses doivent changer, etc. Mais comme personne ne soucie des modalités pratiques, on se contente d’une espérance, et la chose pourra bien se reproduire dix fois : à la dixième tout le monde aura même oublié la neuvième. Le style général, non tant des réponses que des silences, est manifestement cette idée : « Pourquoi en faire un drame ? » Mais c’est une idée fausse, car il ne s’agit pas d’un drame, et parce que le choix n’est imaginé qu’entre le drame ou la passivité. Et de la sorte, un jour, le problème pourra être enfin traité, mais hélas seulement sur le mode du drame, comme le montrent beaucoup de nos exclusions. Entre la rupture et le contentement de principe, il semble donc qu’il n’y ait pas de place pour la critique réelle. Elle reste inutile et passe pour de la mauvaise humeur (cependant n’allez pas croire qu’une mauvaise humeur bien plus réelle n’existe pas chez presque tous, en proportion inverse de leur indulgence dans la critique ouverte : dans presque toute rencontre personnelle avec un situationniste, on voit bien une sorte de mécontentement vague qui contraste avec la tranquillité de la plupart des réunions).

9) Il va de soi qu’en parlant de « critique », je ne déplore pas seulement le sommeil de la critique dans son aspect « négatif », mais aussi bien du côté « positif » : approuver utilement, développer, tendre à réemployer telle théorie ou tel acte d’un des camarades. J’ai cité la prompte critique des erreurs des pro-situs, non pour dire qu’elle n’est pas en elle-même justifiée, mais pour rappeler que les pro-situs ne sont pas notre référence principale (pas plus qu’I.C.O. [Information et correspondance ouvrières, NdÉ] ou les bureaucrates gauchistes). Notre référence principale, c’est nous-mêmes, c’est notre propre opération. Le sous-développement de la critique interne dans l’I.S. signifie nettement, en même temps qu’il le favorise, le sous-développement de notre action (théorico-pratique).

10 ) J’ai évoqué plus haut la réunion du 14 juillet. Je rappelle que, dans une note concernant notre usage des moyens de communication traditionnels, j’avais critiqué la tendance de plusieurs camarades à l’étourderie ; à l’oubli de détails déjà quelques fois convenus ; et même, plus rarement, à l’argumentation à côté du sujet, qui nous a fait perdre du temps à plusieurs reprises. René-Donatien s’est senti concerné. Heureusement, car il l’était effectivement, au tout premier rang. Mais il s’est de plus senti injustement attaqué ; il était étonné qu’on puisse lui être assez hostile pour lui imputer des erreurs dont il n’a pas idée — et ceci à partir d’un seul exemple récent (ce qui serait effectivement bien plus qu’inamical). Son étonnement m’étonnait. Mais il n’étonnait guère, apparemment, les camarades français ; non certes parce qu’ils ne connaissaient pas d’expérience directe les nombreux exemples que René-Donatien a oubliés, mais parce qu’ils sont si bien faits à l’idée qu’il les oubliera perpétuellement, et que ce n’est pas grave, qu’il leur paraît même inutile d’en parler davantage. Voilà l’attitude qui n’est ni la plus efficace pour l’I.S., ni la plus amicale pour René-Donatien. Je crois qu’il serait fastidieux, pour moi et pour tout le monde, d’écrire plusieurs pages pour énumérer une partie de ces exemples. Je le ferais cependant si René-Donatien (ou un autre camarade) le demandait. Inversement, si personne ne le demande, je considérerai que l’existence de ces exemples est admise par tous, et qu’on ne permettra plus une nouvelle discussion factice pour savoir si oui ou non ils ont existé.

Dans cette même réunion quatre témoins ont été nécessaires pour convaincre René-Donatien qu’il avait pu formuler un jugement erroné, un peu trop favorable, sur un personnage d’ailleurs tout à fait anodin. À plusieurs reprises depuis deux ans, ce mot avait été cité à René-Donatien sans qu’il en nie la réalité. Mais récemment, l’ayant oublié, il niait l’avoir jamais dit. Devant l’évidence extérieure de cet oubli, il a évoqué une possibilité d’« amnésie » véritable (oubliant aussi le fait que le plus sincère oubli ne donne absolument pas le droit de nier le souvenir positif de quelqu’un d’autre, et que le faire est objectivement insultant pour cet autre). Il me semble que passer d’une certitude tranchante à une profession d’incertitude aussi totale est exagéré au même degré que si l’on voulait passer instantanément, à propos de l’I.S., de l’assurance qu’elle est quasi parfaite à la triste conclusion qu’elle n’est rien et ne peut plus rien faire. Cependant l’amnésie (partielle) est un problème dans l’I.S., mais non comme maladie précise de l’un de nous.

11) Je crois que tout ceci n’est rien d’autre qu’un symptôme d’une déficience corrigible : le manque de cohabitation de plusieurs situationnistes avec leur propre pratique. Je me souviens à peu près toujours des fois où je me suis trompé ; et j’en conviens assez fréquemment même quand on ne me le rappelle pas. Je suis porté à penser que c’est parce que je me trompe rarement, n’ayant jamais caché que je n’ai rien à dire sur de multiples sujets que j’ignore, et gardant habituellement à l’esprit plusieurs hypothèses contradictoires sur le développement possible d’événements où je ne distingue pas encore de saut qualitatif. En parlant ici pour moi, je veux croire tout de même, comme dirait Raoul, que je parle aussi pour quelques autres. Et, par anticipation, pour tous ceux des camarades qui se décideront à autogérer consciemment l’essentiel de leur activité.

12)  Comme René-Donatien le demandait, j’ai convenu bien volontiers, le 14 juillet, que mes critiques ne concernaient rien de très important ou de grave ; mais des détails en série. On ne peut cependant s’endormir là-dessus, en séparant antidialectiquement la sphère de l’important et l’inframonde du détail, qu’on serait sûr de ne voir jamais y interférer. En outre l’accumulation d’une quantité de détails peut qualitativement affecter une organisation, soit qu’on les juge ennuyeux soit qu’on les juge charmants ; mais surtout si leur existence même est à la fois connue de tous et présentée de temps à autre comme une surprenante hypothèse qui resterait à prouver. J’estime qu’il faut être brouillé même avec la plus simple logique formelle pour croire que je puisse éprouver à l’égard du camarade René-Donatien, qui en tant d’années n’a pas réussi à lasser ma patience, des sentiments inamicaux. Sur plusieurs points importants (que sans doute d’autres camarades négligeaient trop), nous nous sommes souvent trouvés d’accord, ou à très peu près. Selon moi, René-Donatien est un des très rares camarades qui se montrent généralement capables de juger qualitativement des situations concrètes, au sens où j’en ai parlé ici dans le paragraphe 4 — bien que parfois l’étrangeté de son argumentation ou une tendance à l’incertitude au moment du passage aux conclusions pratiques aient pu paralyser une partie des effets de sa compréhension centrale. Cependant, quoiqu’il se soit plus occupé que presque tous les autres camarades d’un certain nombre de questions, disons techniques, il n’a vraiment rien de l’expert dans deux ou trois des sujets où il se pique de l’être (je n’oublie pas qu’il faut faire la part de son humour, mais je me demande si certains camarades ne s’y trompent pas ? — Vu surtout le fait que le sens de l’humour n’est pas trop répandu dans l’I.S.). Et je suppose que si René-Donatien se propose le but semi-humoristique d’exceller absolument dans, et par, une foule de maîtrises précises, c’est parce qu’il n’a pas assez développé jusqu’ici des capacités plus générales qu’il possède à l’état sauvage. De sorte que nous y perdons tous.

(Ce qui ne veut pas dire que nous devrions être indifférents à la connaissance ou la maîtrise de plusieurs domaines précis ; mais ceci est une autre histoire).

13) J’espère qu’il ne faudra pas aller, dans la suite de cette discussion, jusqu’à faire tous des portraits, dans le genre du XVIIe siècle, sur le style de conduite des uns et des autres. Ce serait cependant mieux que de se taire ou de parler de nobles généralités qui deviennent des abstractions ridicules en regard de certaines arriérations de notre pratique réelle. Il faut voir, et dominer, les obstacles concrets. Il y a un véritable accord entre nous, mais le territoire de l’accord est presque inoccupé (par rapport à sa définition même, qui est exigeante mais, je crois, justement exigeante). Ce « territoire de l’accord » — que j’ai désigné plus haut comme celui où se joue et se vérifie le qualitatif —, c’est évidemment l’essentiel de notre entreprise commune dans l’I.S. (et non tel talent précis ou telle erreur circonstancielle) et c’est aussi l’essentiel de la vie personnelle de chacun de nous (et non certes tel goût ou telle bizarrerie individuels). C’est ici qu’il faut engager notre dialectique, car si elle ne fait pas ses preuves ici, ailleurs elle est mutilée et fausse. Et c’est également le domaine central où aucun de nous ne doit être notablement plus fort que d’autres, sinon le rapport hiérarchique existerait de facto, en dépit des illusions ou bonnes intentions de tous et de chacun.

14) La trivialité du réel envisagé ici (au moins comme tendance menaçante) doit nous mener à dire ou répéter des banalités que l’on rougirait d’avoir à marquer si l’on dressait seulement le plan d’une forteresse de la théorie. Et ceci par exemple : si un groupe antihiérarchique prend l’habitude de laisser à un seul de ses membres la fonction d’avoir raison (l’analyse de ce qu’on fait, et la connaissance de son résultat), même si les effets extérieurs se trouvaient être chaque fois heureux, ce groupe dépendrait en fait du caprice de cet individu. Car, pour qui laisse finalement choisir par un autre l’issue favorable des problèmes rencontrés, le caprice de cet autre se trouve déjà être ce qui a suffisamment raison ; de même que le fait d’avoir réellement raison sans contrôle effectif se ramène au simple caprice.

15) Le style d’organisation défini par l’I.S., et que nous avons essayé d’appliquer, n’est pas celui des Conseils, ni même celui que nous esquissons pour l’organisation révolutionnaire en général ; il est spécifique, lié à notre tâche telle que nous l’entendons jusqu’ici. Ce style a eu d’évidents succès. Maintenant encore, il ne s’agit pas de le critiquer parce qu’il manquerait relativement d’efficacité : si nous surmontons bien les problèmes actuels de la phase d’entrée dans une « nouvelle époque », nous continuerons à avoir plus d’« efficacité » que bien d’autres ; et si nous ne les surmontons pas, peu importe que nous ayons mené un peu plus vite ou un peu plus lentement quelques publications et quelques rencontres. Je ne critique donc pas une certaine inefficacité de ce style d’organisation, mais le fait essentiel qu’en ce moment ce style n’est pas réellement appliqué parmi nous. Si, malgré tous ses avantages, notre formule d’organisation a cet unique défaut de n’être pas réelle, il est évident que nous devons de toute urgence la rendre réelle, ou bien y renoncer et définir un autre style d’organisation, soit pour une suite de l’I.S., soit pour un regroupement sur d’autres bases, dont la nouvelle époque créera certainement un jour les conditions. De toutes façons, pour reprendre la phrase de Paolo, la plupart d’entre nous « ne s’arrêteront pas de danser ». Il faut seulement arrêter de faire semblant.

16) Puisque le problème actuel n’est pas au niveau simplement théorique (et qu’il se dissimule quand on mène une discussion théorique, d’ailleurs presque sans contenu, puisque l’unanimité s’y ferait tout de suite, sans conséquence), je ne crois pas qu’on puisse le régler en constituant des tendances formelles (et moins encore en l’oubliant). Je crois que chacun de nous pourrait essayer de trouver d’abord avec un autre situationniste, par affinité et par expérience, et après discussion très complète, un accord théorico-pratique tenant compte de tous les éléments que nous connaissons déjà (et de ceux qui pourront apparaître en continuant cette discussion). Cet accord pourrait s’étendre ensuite, avec la même prudence, à un autre, etc. On aurait peut-être ainsi quelques regroupements qui seraient capables de dialoguer ensemble, pour s’opposer ou s’accorder ? Le processus pourrait être long (mais pas forcément), et ce serait probablement une manière de mettre en pratique cette perspective évoquée voici quelques mois, mais peu avancée depuis, de « réadhérer à l’I.S. » (sans suspendre formellement l’accord actuel, mais en préparant d’ores et déjà son avenir). Autant dire qu’il est temps de chercher, derrière l’abstraction, maintenant bien reconnue, de l’« organisation I.S. », des individus concrets ; et ce que réellement ils veulent et peuvent faire. Sans prétendre obtenir quelque assurance stable pour la suite, cela permettrait au moins de traiter en pleine lumière toutes les difficultés ou les impressions décourageantes que l’on a déjà constatées. Il faudra donc encore parler de tout ceci, jusqu’à ce que les faits permettent de se taire.

Guy – 27 juillet 1970.

 

Dans le cadre du débat d’orientation de l’I.S. qui a débuté en mars 1970.

Ce contenu a été publié dans Internationale situationniste, avec comme mot(s)-clé(s) , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.