Lettre à Hervé Falcou (23 février 1953)

 

Lundi matin

Mon cher Hervé,

Je quitte Paris ce soir, avec l’intention de passer environ 3-4 mois à Cannes, pour me remettre d’un certain épuisement physico-moral où toutes les histoires de ces derniers temps m’ont mené.

J’espère que pour toi ça va mieux.

En attendant, et m’autorisant de nos dernières conversations et de ta lettre, j’ai fait mettre ta signature sur notre tract dont je te communiquerai des exemplaires dès que possible.

Sur douze signataires, deux sont en prison, deux filles mineures sont recherchées, une autre en liberté provisoire pour trafic de stupéfiants, Brau et sa femme sont en voyage du côté d’Alger — De sorte qu’en cas de très improbables ennuis policiers, tout le monde peut renier sa signature qui a été mise sans consultation préalable, et en tenant compte seulement d’une participation générale à l’esprit moderne.

Les responsables sont Jean-Michel Mension, Wolman et moi-même.

Je crois que ce tract est très bon, comme marque d’un stade, d’ailleurs transitoire, de notre agitation intellectuelle.

Si tu veux prendre contact avec les lettristes qui stationnent à Paris en ce moment, tu sais où les joindre. Mais je crois que toute cette action va être en sommeil pendant quelques temps ; et je leur ai dit que tu étais en voyage, cherchant à te remettre de ta fameuse chute en Autriche.

J’espère que nous nous verrons cet été (je reviendrai vers juin, et peut-être passerai-je les vacances à Cannes mais seulement si c’est avec certaines personnes et à l’exclusion de mes parents).

J’aimerais que tu m’écrives, si tu t’en sens le courage — Villa Meteko, avenue Isola-Bella, Cannes.

Je sais que je vais avoir là-bas bien du temps vide, mais il me semble que c’est nécessaire. Je suis proche d’un écroulement total, nerveux principalement. Les cuites ininterrompues et divers autres divertissements compliquent les difficultés métaphysiques de toujours singulièrement aggravées.

Mais il me semble — pas à toutes les heures — que nous ne sommes pas mûrs pour le suicide, et qu’il y a des multitudes de choses à faire, si on dépasse certaines barrières ET SANS RENONCER À RIEN du mépris ou du refus que nous avons sincèrement affirmé à propos de presque tout.

Nous avons été des enfants terribles. Si nous parvenons à « l’âge d’homme », nous serons des hommes dangereux.

Je suis passé ce matin au pont Mirabeau. Le prestige de Guillaume s’en va un peu comme cette eau courante (il lui en reste) mais je me souviens de t’avoir un jour retrouvé sur ce pont, qui est aussi fondé à prétendre à une nouvelle jeunesse historique.

« Nous fûmes ces gais terroristes » n’est-ce pas ? J’ai lu hier par hasard dans un Cendrars la Prose du Transsibérien et c’est encore très beau — mais à la Bichetouse…

L’autre jour une expédition lettriste a empêché la projection au ciné-club dit des « Amis du Cinéma » d’un pseudo-film « illettriste » Le Squelette sadique (d’un prétendu René-Guy Babord). Le raffut a été très drôle. Nous avons pris le directeur comme otage et l’avons contraint sous la menace à faire renvoyer les flics qu’il avait envoyé chercher.

J’espère donc te lire à Cannes, et à un avenir de luttes communes, camarade.

Très amicalement,

Guy

 

Dernière lettre de Guy Debord à Hervé Falcou, le 23 février 1953.

« Nous fûmes ces gais terroristes », écrit le jeune Guy Debord en février 1953 (il a alors vingt et un ans) et il cite là André Breton se remémorant son ami disparu dans son « Introduction » (1919) aux Lettres de guerre de Jacques Vaché : « Nous fûmes ces gais terroristes, sentimentaux à peine plus qu’il était de raison, des garnements qui promettent. »

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