Le cinéma après Alain Resnais (décembre 1959)

Le cinéma après Alain Resnais

La « nouvelle vague » de réalisateurs qui effectue en ce moment la relève du cinéma français est définie d’abord par l’absence notoire et complète de nouveauté artistique, fût-ce simplement au stade de l’intention. Moins négativement, elle est caractérisée par quelques conditions économiques particulières dont le trait dominant est sans doute l’importance prise en France, depuis une dizaine d’années, par une certaine critique de cinéma qui représente une force d’appoint non négligeable pour l’exploitation des films. Ces critiques en sont venus à employer cette force directement à leur usage, en tant qu’auteurs de films. Ceci constitue leur seule unité. Les valorisations respectueuses qu’ils plaquaient sur une production dont tout leur échappait servent désormais pour leurs propres œuvres, devenues réalisables à bon marché dans la mesure même où ce jeu de valorisation peut remplacer, pour un public assez étendu, les coûteuses attractions du star system. La « nouvelle vague » est principalement l’expression des intérêts de cette couche de critiques.

Dans la confusion dont ceux-ci ont toujours vécu, comme critiques et comme cinéastes, le film d’Alain Resnais, Hiroshima mon amour, passe avec le reste de la fameuse vague, et recueille le même genre d’admiration. Il est facile de reconnaître sa supériorité. Mais il semble que peu de gens se préoccupent de définir la nature de cette supériorité.

Resnais avait déjà fait plusieurs courts-métrages, avec le plus grand talent (Nuit et Brouillard), mais c’est Hiroshima qui marque un saut qualitatif dans le développement de son œuvre et dans celui du spectacle cinématographique mondial. Si l’on met à part des expériences qui sont restées jusqu’ici en marge du cinéma, tels certains films de Jean Rouch, quant au contenu, ou ceux du groupe lettriste vers 1950, quant aux recherches formelles (Isou, Wolman, Marco — les correspondances du premier surtout avec Resnais n’étant curieusement signalées par personne), Hiroshima apparaît comme le film le plus original, celui qui contient le plus d’innovations depuis l’époque de l’affirmation du cinéma parlant. Hiroshima, sans renoncer à une maîtrise des pouvoirs de l’image, est fondé sur la prééminence du son : l’importance de la parole procède non seulement d’une quantité et même d’une qualité inhabituelles, mais du fait que le déroulement du film est beaucoup moins présenté par les gestes des personnages filmés que par leur récitatif (lequel peut aller jusqu’à faire souverainement le sens de l’image, comme c’est le cas pour le long travelling dans les rues qui termine la première séquence).

Le public conformiste sait qu’il est permis d’admirer Resnais. Il l’admire donc tout comme un Chabrol. Resnais, par diverses déclarations, a montré qu’il avait suivi une ligne réfléchie dans la recherche d’un cinéma fondé sur l’autonomie du son (en définissant Hiroshima comme un « long court-métrage » commenté ; en reconnaissant son intérêt pour quelques films de Guitry ; en parlant de sa tendance vers un opéra cinématographique). Cependant, la discrétion personnelle et la modestie de Resnais ont aidé à estomper le problème du sens de l’évolution qu’il représente. Ainsi, la critique s’est partagée en réserves et éloges également inadéquats.

L’objection la plus banale et la plus fausse consiste à dissocier Resnais de Marguerite Duras, en saluant le talent du metteur en scène pour déplorer l’exagération littéraire des dialogues. Le film est ce qu’il est à cause de cet emploi du langage, que Resnais a voulu, et que son scénariste a réussi. Jean-François Revel, dénonçant très justement, dans Arts (26-8-59), la « révolution rétrospective » menée par le pseudo-modernisme des « nouvelles vagues », romanesque ou cinématographique, commet l’erreur d’y englober Resnais à cause de son commentaire, « pastiche de Claudel ». Ainsi Revel, qui depuis longtemps s’est fait apprécier par l’intelligence de ses attaques sans jamais définir ce qu’il aime, montre une faiblesse soudaine quand il s’agit de distinguer, dans la pacotille à la mode, une nouveauté réelle. Ce qu’il préfère, d’après son article d’Arts, simplement à cause du contenu sympathique, c’est la malheureuse convention cinéatographique des Tripes au soleil, de Bernard-Aubert.

Les partisans de Resnais parlent assez libéralement de génie, à cause du prestigieux mystère du terme, qui dispense d’expliquer l’importance objective d’Hiroshima : l’apparition dans le cinéma « commercial » du mouvement d’auto-destruction qui domine tout l’art moderne.

Les admirateurs d’Hiroshima s’efforcent d’y trouver les petits côtés admirables, par où ils le rejoindraient. Ainsi, tout le monde va parlant de Faulkner et de sa temporalité. Là-dessus, Agnès Varda, qui n’a rien, nous dit qu’elle doit tout à Faulkner. En fait, chacun insiste sur le temps bouleversé du film de Resnais pour ne pas en voir les autres aspects destructifs. De la même façon, on parle de Faulkner comme d’un spécialiste, accidentel, de l’émiettement du temps, accidentellement rencontré par Resnais, pour oublier ce qu’il est déjà advenu du temps, et plus généralement du récit romanesque, avec Proust et Joyce. Le temps d’Hiroshima, la confusion d’Hiroshima, ne sont pas une annexion du cinéma par la littérature ; c’est la suite dans le cinéma du mouvement qui a porté toute l’écriture, et d’abord la poésie, vers sa dissolution.

On a aussi tendance à expliquer Resnais, de même que par des talents exceptionnels, par des motivations psychologiques personnelles — les uns comme les autres ayant évidemment un rôle, que nous n’examinerons pas ici. Ainsi, on entend dire que le thème de tous les films d’Alain Resnais est la mémoire, comme par exemple celui des films de Hawks est l’amitié virile, etc. Mais on veut ignorer que la mémoire est forcément le thème significatif de l’apparition de la phase de critique interne d’un art. De sa mise en question ; sa contestation dissolvante. La question du sens de la mémoire est toujours liée à la question du sens d’une permanence transmise par l’art.

Le plus simple accès du cinéma au moyen d’expression libre est en même temps déjà dans la perspective de la démolition de ce moyen. Dès que le cinéma s’enrichit des pouvoirs de l’art moderne, il rejoint la crise globale de l’art moderne. Ce pas en avant rapproche le cinéma de sa mort, en même temps que de sa liberté : de la preuve de son insuffisance.

Dans le cinéma, la revendication d’une liberté d’expression égale à celle des autres arts masque la faillite générale de l’expression au bout de tous les arts modernes. L’expression artistique n’est en rien une véritable self-expression, une réalisation de sa vie. La proclamation du « film d’auteur » est déjà périmée avant d’avoir effectivement dépassé la prétention et le rêve. Le cinéma, qui a virtuellement des pouvoirs plus forts que les arts traditionnels, est chargé de trop de chaînes économiques et morales pour pouvoir être jamais libre dans les présentes conditions sociales. De sorte que le procès du cinéma sera toujours en appel. Et quand le renversement prévisible des conditions culturelles et sociales permettra un cinéma libre, beaucoup d’autres domaines d’actions auront été introduits nécessairement. Il est probable qu’alors la liberté du cinéma sera largement dépassée, oubliée, dans le développement général d’un monde où le spectacle ne sera plus dominant. Le trait fondamental du spectacle moderne est la mise en scène de sa propre ruine. C’est l’importance du film de Resnais, assurément conçu en dehors de cette perspective historique, d’y ajouter une nouvelle confirmation.

Internationale situationniste n° 3, décembre 1959.

 

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