Réponses de l’Internationale lettriste à deux enquêtes du groupe surréaliste belge (janvier-juin 1954)

« Quel sens donnez-vous au mot poésie ? »

La poésie a épuisé ses derniers prestiges formels. Au-delà de l’esthétique, elle est toute dans le pouvoir des hommes sur leurs aventures. La poésie se lit sur les visages. Il est donc urgent de créer des visages nouveaux. La poésie est dans la forme des villes. Nous allons donc en construire de bouleversantes. La beauté nouvelle sera DE SITUATION, c’est-à-dire provisoire et vécue.

Les dernières variations esthétiques ne nous intéressent que pour la puissance influentielle que l’on peut y mettre ou y découvrir. La poésie pour nous ne signifie rien d’autre que l’élaboration de conduites entièrement neuves [L’attachement à une conduite passée est forcément policier. Nous avons donc exclu Berna et Brau.], et les moyens de s’y passionner.

L’Internationale lettriste (Mohamed Dahou, Henry de Béarn, Guy-Ernest Debord, Gilles Ivain, Gaëtan M. Langlais, Gil J Wolman)

Réponse à l’enquête du numéro 5 (septembre 1953) de la revue La Carte d’après nature, dirigée par René Magritte, Bruxelles, parue dans le numéro spécial de janvier 1954 (sur la couverture, une reproduction du tableau de Magritte, Le Paysage fantôme, 1928).

 

« La pensée nous éclaire-t-elle, et nos actes, avec la même indifférence que le soleil, ou quel est notre espoir et quelle est sa valeur ? »

L’indifférence a fait ce monde, mais ne peut y vivre. La pensée ne vaut que dans la mesure où elle découvre des revendications, et les impose.

Ces étudiantes révolutionnaires qui ont manifesté nues à Canton en 1927 mouraient l’année suivante dans les chaudières des locomotives. Ici les fêtes de la pensée finissent. Si nous gardons quelque satisfaction de l’intelligence que l’on nous reconnaît généralement, c’est pour les moyens qu’elle peut mettre au service d’un extrémisme que nous avons, sans discussion possible, choisi.

Il convient de dicter une autre condition humaine. Les interdits économiques et leurs corollaires moraux vont être de toute façon détruits bientôt par l’accord de tous les hommes. Les problèmes auxquels nous sommes obligés d’accorder encore quelque importance seront dépassés, avec les contradictions d’aujourd’hui, car les anciens mythes ne nous déterminent que jusqu’au jour où nous en vivons de plus violents.

Une civilisation complète devra se faire, où toutes les formes d’activité tendront en permanence au bouleversement passionnel de la vie.

De ce problème des loisirs, dont on commence à parler alors que les foules sont à peine libérées d’un travail ininterrompu — et qui sera demain le seul problème — nous connaissons les premières solutions.

Cette grande civilisation qui vient construira des situations et des aventures. Une science de la vie est possible. L’aventurier est celui qui fait arriver les aventures, plus que celui à qui les aventures arrivent. L’utilisation consciente du décor conditionnera des comportements toujours renouvelés. La part de ces petits hasards qu’on appelle un destin ira diminuant. À cette seule fin devront concourir une architecture, un urbanisme et une expression plastique influentielle dont nous possédons les premières bases.

La pratique du dépaysement et le choix des rencontres, le sens de l’inachèvement et du passage, l’amour de la vitesse transposé sur le plan de l’esprit, l’invention et l’oubli sont parmi les composantes d’une éthique de la dérive dont nous avons déjà commencé l’expérience dans la pauvreté des villes de ce temps.

Une science des rapports et des ambiances s’élabore, que nous appelons psychogéographie. Elle rendra le jeu de société à son vrai sens : une société fondée sur le jeu. Rien n’est plus sérieux. Le divertissement est bien l’attribut de la royauté qu’il s’agit de donner à tous.

Le bonheur, disait Saint-Just, est une idée neuve en Europe. Ce programme trouve maintenant ses premières chances concrètes.

L’attraction souveraine, que Charles Fourier découvrait dans le libre jeu des passions, doit être constamment réinventée. Nous travaillerons à créer des désirs nouveaux, et nous ferons la plus large propagande en faveur de ces désirs.

Nous sommes ceux-là qui apporterons aux luttes sociales la seule véritable colère. On ne fait pas la Révolution en réclamant 25’216 francs par mois. C’est tout de suite qu’il faudrait gagner sa vie, sa vie entièrement terrestre où tout est faisable :

On ne saurait rien attendre de trop grand de la force et du pouvoir de l’esprit.

Paris, le 5 mai 1954

Pour l’Internationale lettriste : Henry de Béarn, André Conord, Mohamed Dahou, Guy-Ernest Debord, Jacques Fillon, Patrick Straram, Gil J Wolman

Réponse parue dans la revue La Carte d’après nature, numéro de juin 1954.

Ce contenu a été publié dans Internationale lettriste, avec comme mot(s)-clé(s) , , , , , , , , , , , , , , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.