« J’espère que tu auras aidé Jean de tes critiques, pour ses “Structures élémentaires de la réification”. Il peut en faire un bon article, en le travaillant encore beaucoup. C’est à clarifier dans la forme et dans le fond. »
Lettre de Guy Debord à Mustapha Khayati, 14 octobre 1965.
Les structures élémentaires de la réification
Comme si le vieux Marx dirigeait tout de sa tombe, la forme marchande a contribué, par la logique de son développement réel, à l’éclaircissement et à l’approfondissement de la critique de l’économie politique. Certes, les héritiers de cette critique ont tout fait théoriquement et pratiquement, comme bourgeois et comme bureaucrates, pour la masquer ou entretenir la confusion à son sujet en la noyant sous un fatras de subtilités métaphysiques et d’arguties théologiques. Mais le monde a continué sans eux. Ces analyses qu’ils s’évertuaient de dissimuler, il les a transcrites avec une clarté aveuglante dans la trivialité quotidienne : il a donné à la théorie du fétichisme de la marchandise une vérité objective et une banalité vécue qui l’a mise à la portée de tous.
Malgré les avatars qu’elle a subis depuis Marx, la marchandise s’est conservée en tant que forme : une forme habillant des produits de l’activité créatrice (de la praxis) que le travail salarié a dépouillée de toute humanité ; une forme qui, en fidèle héritière du vieux dieu judéo-chrétien, a acquis une existence autonome et créé l’homme et le monde à son image ; une forme qui engendra l’anthropologie d’un individu isolé qui restait privé de la richesse de ses rapports sociaux. La marchandise, c’est la praxis du pouvoir : non seulement le principe de dissolution de la vieille civilisation paysanne-religieuse (dont elle poursuit encore les débris), mais un mode de représentation du monde et une forme d’action sur lui ; elle a réduit l’ensemble de la réalité sociale au quantifiable et instauré la domination totalitaire du quantitatif, son extension à tous les secteurs encore non-dominés de la vie (cf. I.S. n° 7 et 8, « Banalités de base »).
Ce qui paraissait le plus concret était en fait le plus abstrait ; une rationalisation formelle, une illusion. Mais une telle illusion, à l’instar et à l’inverse des idées révolutionnaires, une fois qu’elle a acquis son autonomie, agit, comme une incitation à la résignation, sur le monde réel.
La société dominante va toujours de l’avant et franchit de nouveaux échelons dans l’escalade de la répression et de l’aliénation. « L’État cybernéticien » a ainsi suscité, en combinant fétichisme de la marchandise et fétichisme de l’œuvre d’art, un fétiche à sa mesure : le spectacle marchand, projection de la vie toute entière dans une essence hypostasiée et cristallisée, simulacre et modèle normatif de cette vie. La concentration des aliénations s’est poursuivie ainsi au fil de la concentration du capital. Le capitalisme concurrentiel s’était contenté d’accabler l’homme social d’une foule d’aliénations partielles ; en réduisant les anciennes sphères séparées à une seule et même réification, ce capitalisme bureaucratique, en voie de cybernétisation rapide, le congèle et le met en vitrine.
Un tel processus n’était imprévisible que pour la pensée bourgeoise, et l’avorton structuraliste et prospectif qui en est l’aboutissement. Une analyse structurale, en effet, aurait pu déduire de la forme marchande l’ensemble de la société qu’elle produit et qui la reproduit, l’idéologie structuraliste y étant comprise. Celle-ci en était bien incapable, puisqu’elle ne faisait que traduire inconsciemment les structures du processus de réification en cours, et les érigeait en un absolu a-historique.
L’indépendance de la marchandise
L’autonomie de la marchandise est à la racine de la dictature de l’apparence ; de la tautologie fondamentale du spectacle, où l’importance est toute présupposée et définie par la mise en scène de l’importance. Le pseudo-événement préfabriqué qui y domine et oriente le réel, c’est un événement qui n’est plus visible pour ce qu’il contient, mais qui n’a pas d’autre contenu que d’être visible. Que peuvent exprimer de plus grandiose les pantalons Capital, par exemple, forts de la soumission de leurs milliers de ressortissants recensés ; soumission dont, on ne manque pas de l’afficher, ils « ont eux-mêmes choisi » les détails ? Précisément ce que ces fétiches proclament : ils sont « l’expression même de leur mode ». Ce sudisme esclavagiste des marchandises se présente évidemment comme indiscutable devant le bétail humain qu’il a marqué. Rarement une image publicitaire d’une telle débilité d’invention concertée aura si bien su exprimer inconsciemment la scission entre les hommes et leur objectivation ; la rébellion insolente de leurs propres actes qui se retournent contre eux comme une puissance étrangère. Tous les désirs de l’époque sont suspendus à notre victoire dans cette guerre de Sécession.
La vieille œuvre négatrice de la bourgeoisie, entreprise dès la Renaissance a été accomplie tant bien que mal et avec des retards. La société unitaire depuis longtemps dissoute est remplacée par le vide, un vide érigé en seul possible. À cette micro-société qui s’organisait autour d’unités réelles mais restreintes quantitativement et qualitativement (village, famille, corporations, etc.), il a substitué une cohorte d’abstractions réifiées : l’individu, l’État, le consommateur, le marché, qui tirent leur réalité apparente de l’apparence de réalité qu’elles ont prises dans notre propre vie.
Les principes de la logique formelle (qui ont pénétré dans la Cité avec les premiers marchands) trouvent leur réalisation adéquate dans le spectacle marchand. Le principe d’identité est à la marchandise ce que la catégorie de la totalité est au mouvement révolutionnaire. Dans la structure de la forme marchande, antérieurement à sa crise de croissance, l’identité générale des marchandises ne s’obtenait que par le détour de leur identification fictive à un équivalent général abstrait. Cette identité illusoire assumée quotidiennement a fini par induire l’identité de tous les besoins, donc de tous les consommateurs, et atteint ainsi un certain degré de réalité. La réalisation intégrale de l’ancienne équivalence abstraite serait le point ultime de ce processus. Le secteur de la production culturelle, ou la publicité, du fait de l’inflation, a de plus en plus de difficultés à différencier les produits, annonce et préfigure cette grande tautologie à venir.
La marchandise, comme la bureaucratie, est une formalisation et une rationalisation de la praxis : sa réduction à quelque chose de dominable et de manipulable. Sous cette domination, la réalité sociale finit par se réduire à deux significations contradictoires : une signification bureaucratique-marchande (qui à un autre niveau correspond à la valeur d’échange) et une signification réelle. La bureaucratisation du capitalisme ne traduit pas une transformation qualitative interne, mais au contraire l’extension de la forme marchande. La marchandise a toujours été bureaucratique.
La forme spectaculaire-marchande parodie le projet révolutionnaire de maîtrise de l’environnement (naturel et social) par une humanité enfin maîtresse d’elle-même et de son histoire. Elle préside à la domination d’un homme isolé et abstrait par un environnement que le pouvoir organise. S’il est vrai que les hommes sont le produit de leurs conditions, il suffit de créer des conditions inhumaines pour les réduire à l’état de choses. Dans l’aménagement d’ambiances marchandes, selon le principe des vases communicants, « l’homme » est réduit à l’état de chose, les choses prenant en retour qualité humaine. Le magazine Elle peut titrer dans une publicité : « Ces meubles vivent » — oui, de notre vie elle-même. L’homme, c’est le monde de l’homme.
Nietzsche remarque dans le Gai Savoir qu’« une énorme prédominance de riz dans l’alimentation pousse à l’emploi d’opium et de narcotiques, de même qu’une prédominance de pommes de terre à l’alcool. Ce qui s’accorde avec le fait que les promoteurs des modes de pensée narcotiques, comme les philosophes hindous, prônent un régime purement végétarien. Ils voudraient faire de ce régime une loi aux masses, cherchant ainsi à éveiller les besoins qu’ils sont capables de satisfaire, eux et non d’autres. » Mais dans une société qui ne peut secréter que le besoin d’une autre vie, l’opium du spectacle marchand n’est qu’une réalisation parodique de ce seul désir réel. Par la forme marchande et les représentations qui en sont issues, la société du spectacle tend à émietter ce désir unique en lui fournissant une foule de satisfactions parcellaires et illusoires. En échange de l’abandon du seul possible, c’est-à-dire une autre société, elle nous accorde généreusement toutes les possibilités d’être autre dans cette société.
Le spectacle marchand colonise les possibles en délimitant policièrement l’horizon théorique et pratique de l’époque. De même qu’au Moyen-Âge le cadre religieux paraissait l’horizon indépassable à l’intérieur duquel devaient s’inscire les luttes de classes, la forme spectaculaire-marchande tend à se créer un tel cadre, au sein duquel se dérouleraient toutes les luttes perdues d’avance pour l’émancipation totale.
Mais de même que la forme-marchandise, tout en monopolisant l’ensemble du réel, n’avait d’existence réelle que dans le cerveau du bourgeois du dix-neuvième siècle, ce cauchemar de société n’est qu’une idéologie vécue, une organisation de l’apparence qui ne s’élève qu’à une apparence d’organisation. Le spectacle, en effet, n’a été que la réalisation fantastique de la marchandise parce que la marchandise n’a jamais possédé de vraie réalité ; son caractère mystérieux réside simplement en ce qu’il renvoie aux hommes les caractères de leur propre vie en les présentant comme des caractères objectifs. Le pouvoir projette donc l’image de la survie, telle qu’il la permet, en y intégrant des éléments possédant parfois un contenu libérateur, toujours ouverts sur le possible. Par cette opération, ils passent au service de la répression, en rendant l’aliénation plus supportable après l’avoir parée des fleurs de la critique.
De ce fait les rêveries des classes dominantes sont de plus en plus lisibles à qui sait décrypter le texte social de l’époque : rien de moins que la constitution d’une société abstraite (abstraite de la société) où des spectateurs abstraits consommeraient abstraitement des objets abstraits. Ainsi serait obtenue la coïncidence, tant désirée, entre l’idéologie et le réel : les représentations devenant image du monde pour, à la limite, se substituer au monde et édifier un monde de l’image, créé par le pouvoir et vendu sur le marché. La représentation consciente de sa vie, comme produit de sa propre activité, disparaîtrait alors de l’esprit du spectateur-consommateur, qui n’assisterait plus qu’au spectacle de sa propre consommation.
La conception cybernéticienne du dépassement de la philosophie va de pair avec son rêve de reconstituer, sur la base de la société du spectacle, le paradis perdu des sociétés unitaires, en l’enrichissant de deux millénaires de progrès dans l’aliénation sociale. Ces rêves révèlent, en passant, le caractère savamment caché et mystifié de ces sociétés : elles n’ont jamais tiré leur unité que de la répression. Dans un réel entièrement réduit au quantitatif, dominé intégralement par le principe d’identité, sans que la moindre parcelle de contestation vienne menacer son équilibre, le vieux verbiage philosophico-économique deviendrait en effet inutile.
Ces fantasmes trouvent d’ailleurs parfois un embryon de réalisation pratique, toujours exemplairement révélateur. L’hôpital de Richmond, en Virginie, a mis au point une « Île de vie » pour grands brûlés. Il s’agit d’une gigantesque bulle de plastique maintenue libre de tout germe. À l’intérieur, les brûlés, après décontamination complète, sont installés dans une atmosphère préstérilisée. « Aucune claustrophobie : l’Île de vie est transparente » (Paris-Match). En attendant qu’un conflit nucléaire fournisse à cette œuvre philanthropique les clients qu’elle mérite, cette société édifie l’image des conditions qu’elle impose : la survie dans l’isolation contrôlée.
Bien que le spectacle marchand tende à instaurer cette positivité plate et désincarnée, il réchauffe le négatif en son sein, et comme toute réalité historique produit lui-même les germes de sa propre destruction. Vieille banalité socio-économique, le développement de l’industrie des biens de consommation de masse produit et surproduit la surproduction. Certains sociologues parviennent même à comprendre qu’avec la surproduction marchande disparaît toute différence objective entre les choses. La seule différenciation qui puisse être introduite n’est que subjective. Mais découvrir les tendances latentes à l’autodestruction qu’un tel processus recèle dépasse les capacités d’un sociologue. Avec la disparition de la valeur d’usage, l’identité générale entre les choses passe du fantasme vécu à la réalisation fantasmagorique. La valeur d’usage est pourtant le noyau de réalité indispensable à l’éclosion et à la survie de la valeur d’échange. La marchandise supprime d’elle-même ses propres conditions. Quand le système peut se passer de la réalité, c’est que la réalité peut se passer de lui. La société moderne est grosse à un tel point d’une révolution qu’elle parodie à l’avance sa propre destruction. Les gadgets travaillent à la fin du monde de la marchandise. Les derniers gadgets sont des « nothing gadgets » : la machine qui ne sert à rien, la machine qui se détruit d’elle-même, le faux dollar à brûler dans l’âtre d’une cheminée.
Mais la marchandise produit aussi ses propres fossoyeurs, qui ne sauraient se limiter au spectacle de sa destruction, puisque leur objectif est la destruction du spectacle. On ne peut réfuter des conditions d’existence, on ne peut que s’en libérer.
À tous les échelons de la contestation pratique, les gestes se profilent, prêts à se transformer en actes révolutionnaires. Mais, en l’absence d’un mouvement révolutionnaire, cette contestation pratique reste au niveau individuel. La nostalgie de l’appropriation privative a été à la base de la théorie de la reprise individuelle et l’a réduite à une simple réaction contre la socialisation abstraite introduite par la forme marchande. Le vol dans les grands magasins, que les psycho-sociologues des propriétaires ont si justement qualifié de « démarche inconnue », est d’une essence qualitativement différente. Dans le spectacle de l’abondance, les objets dits de consommation cessent d’être des objets de jouissance pour devenir objets de contemplation, de plus en plus radicalement étrangers à ceux dont ils sont censés satisfaire les besoins. Le vol semble être alors le seul mode d’appropriation pour la jouissance, au contraire de la « démarche connue » qui apparaît comme un mode d’emploi contemplatif, une façon d’être possédé par les objets sans en jouir.
Certains sociologues ont annoncé comme une découverte dans leurs investigations policières le rapport existant entre les bandes de blousons noirs et les sociétés archaïques. Ce n’est pourtant, bien simplement et bien évidemment, que le rapport réel entre une société en deçà de la marchandise et des groupes se situant au-delà. Les destructions volontaires de marchandises, les bris de vitrine, rappellent les destructions somptuaires des sociétés anté-capitalistes (avec cette réserve que de tels gestes voient leur portée révolutionnaire limitée dans une société où il y a surproduction marchande). En volant des marchandises pour les donner, certains blousons noirs évitent cette ambiguïté. Ils reproduisent à un niveau supérieur la pratique du don qui a dominé les sociétés archaïques et que l’échange, en tant que formalisation des rapports sociaux sur la base d’un faible niveau de développement des forces productives, est venu ruiner. Ils trouvent ainsi une conduite encore mieux adaptée à une société qui se définit elle-même comme société de l’abondance, et amorcent pratiquement son dépassement.
Au cours des insurrections passées, les gestes les plus spontanés, ceux que les nervis du pouvoir ont qualifiés d’aveugles, étaient, en définitive, les plus révolutionnairement clairvoyants. Pour ne citer qu’un exemple tiré de l’actualité la plus récente, les insurgés de Los Angeles s’en sont pris directement à la valeur d’échange spectaculaire qui servait de décor à leur esclavage ; ils sont montés à l’assaut du ciel du spectacle. Dans le même temps qu’ils détruisaient les vitrines et incendiaient les supermarchés, ils esquissaient sur le terrain une restitution de la valeur d’usage : « Un Noir portant sur une brouette un réfrigérateur volé, l’ouvre et en sort des steaks et quelques bouteilles de whisky » (L’Express).
S’il est vrai que, jusqu’ici, les révolutions ont généralement perdu leur temps à se vêtir des dépouilles des fêtes anciennes, l’ennemi qu’elles semblaient avoir oublié a toujours su leur rappeler les gestes qu’elles auraient dû accomplir depuis longtemps. Ce que l’on a pris pour des gestes de désespoir n’exprimait que le désespoir de ne pas les avoir accomplis plus tôt. Ces gestes, les prochaines révolutions devront les retrouver immédiatement et les accomplir sans tarder ; en tant que destruction du spectacle marchand ils sont porteurs de l’espoir d’une construction libre de la vie. Il s’agira alors de revendiquer comme propriété de l’homme tous les trésors spoliés au profit du ciel du spectacle ; de les détourner dans le sens de la vraie vie. On nous appelera les destructeurs du monde de la marchandise, nous ne serons que les constructeurs de nous-mêmes.
Jean Garnault
Internationale situationniste n° 10, mars 1966.