« Avec Socialisme ou Barbarie, par certains côtés, cela va moins bien. L’article de Chatel était un détail, quoique vraiment idiot. Comme tu penses, j’ai défendu aussitôt nos positions dans un autre texte Pour un jugement révolutionnaire de l’art, qui n’a pas rencontré un très grand écho du côté « officiel » de l’organisation, mais qui a circulé assez bien en manuscrit. D’ailleurs Chatel ayant quitté l’organisation peu de temps après, la polémique s’est éteinte. »
Lettre de Guy Debord à Daniel Blanchard, 13 juin 1961.
Pour un jugement révolutionnaire de l’art
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L’article de Chatel sur le film de Godard, dans le numéro 31 de Socialisme ou Barbarie, peut être défini comme une critique de cinéma dominée par des préoccupations révolutionnaires. L’analyse du film est faite à partir d’une perspective révolutionnaire de la société, confirme cette perspective, et mène à la conclusion que certaines tendances de l’expression cinématographique doivent être considérées comme préférables à d’autres, toujours en fonction du projet révolutionnaire. C’est évidemment parce que la critique de Chatel expose ainsi la question dans toute son ampleur, et non diverses nuances de goûts, qu’elle est intéressante et nécessite une discussion. Précisément, Chatel trouve dans À bout de souffle une « valeur d’exemple » en faveur d’une thèse qui considère qu’une modification des « formes présentes de la culture » dépend de la production d’œuvres qui apporteraient aux gens « une représentation de leur propre existence ».
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Une modification des formes présentes de la culture ne peut être rien d’autre que le dépassement de tous les aspects de l’instrumentation esthétique et technique qui constitue un ensemble de spectacles séparés de la vie. Ce n’est pas dans ses significations de surface que l’on doit chercher la relation d’un spectacle avec les problèmes de la société, mais au niveau le plus profond, au niveau de sa fonction en tant que spectacle. « Le rapport entre auteur et spectateur n’est qu’une transposition du rapport fondamental entre dirigeant et exécutant… Le rapport qui est établi à l’occasion du spectacle est, par lui-même, le porteur irréductible de l’ordre capitaliste. » (Cf. Préliminaires…)
Il ne faut pas introduire des illusions réformistes sur le spectacle qui pourrait se trouver un jour amélioré de l’intérieur ; amendé par ses propres spécialistes, sous le prétendu contrôle d’une opinion publique mieux informée : ceci reviendrait à apporter la caution des révolutionnaires à une tendance, ou une apparence de tendance, dans un jeu où il ne faut surtout pas entrer. Que l’on doit rejeter en bloc au nom des exigences fondamentales du projet révolutionnaire, qui ne peut en aucun cas produire une esthétique parce qu’il est déjà lui-même, dans son ensemble, au-delà du champ de l’esthétique. Il s’agit de faire une critique révolutionnaire de tout art, non une critique d’art révolutionnaire.
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La parenté entre la prédominance du spectacle dans la vie sociale et celle d’une classe de dirigeants (également fondées sur le besoin contradictoire d’une adhésion passive) n’est pas un paradoxe, un mot d’auteur. C’est une équation de faits qui caractérisent objectivement le monde moderne. Ici se rejoignent la critique culturelle qui tire l’expérience de toute la destruction de l’art moderne par lui-même, et la critique politique qui tire l’expérience de la destruction du mouvement ouvrier par ses propres organisations aliénées. Et si l’on tient vraiment à trouver quelque chose de positif dans la culture moderne, il faut dire que son seul caractère positif apparaît dans son auto-liquidation, son mouvement de disparition, son témoignage contre elle-même.
D’un point de vue pratique, la question qui est posée ici est celle de la liaison d’une organisation révolutionnaire avec des artistes. On sait les déficiences des organisations bureaucratiques et de leurs compagnons de route, dans la formulation et l’usage d’une telle liaison. Mais il semble qu’une compréhension complète et cohérente de la politique révolutionnaire doive effectivement unifier ces activités.
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La plus grande faiblesse de la critique de Chatel est précisément de reconnaître d’emblée, et même sans évoquer la possibilité d’une discussion de cela, la plus radicale séparation entre les auteurs de toute œuvre artistique et les politiques qui pourraient venir en dresser le bilan. Le cas de Godard expliqué par Chatel est particulièrement éclatant. Ayant admis, comme une évidence pas même utile à rappeler, que Godard est à l’extérieur de tout jugement politique, Chatel ne prend jamais la peine de préciser que Godard n’a pas explicitement fait le procès « du délire culturel dans lequel nous vivons » ; n’a pas délibérément voulu « placer les gens devant leur propre vie ». On traite Godard comme un phénomène de la nature, un objet à conserver. On ne songe pas plus à la posssibilité de positions politiques, philosophiques, etc., propres à Godard qu’à discerner l’idéologie d’un typhon.
Une telle critique s’inscrit d’elle-même dans la sphère de la culture bourgeoise, et précisément dans sa variante nommée « critique d’art », parce qu’elle participe évidemment du « déluge de mots dont on recouvre le moindre aspect de la réalité ». Cette critique est une interprétation, entre tant d’autres, d’une œuvre sur laquelle on n’a aucune prise. On admet au départ que, ce que veut dire l’auteur, on le sait mieux que lui. Cet orgueil apparent est en fait une radicale humilité : puisque l’on souscrit si complètement à la séparation du spécialiste en cause que l’on désespère de pouvoir jamais agir sur lui, ou avec lui (modalités qui demanderaient évidemment que l’on se soucie de ce qu’il a recherché explicitement).
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La critique d’art est un spectacle au deuxième degré. Le critique est celui qui donne en spectacle son état de spectateur même. Spectateur spécialisé, donc spectateur idéal, énonçant ses idées et sentiments devant une œuvre à laquelle il ne participe pas réellement. Il relance, remet en scène, sa propre non-intervention sur le spectacle. La faiblesse des jugements fragmentaires, hasardeux et largement arbitraires, sur des spectacles qui ne nous concernent pas vraiment est notre lot à tous dans beaucoup de discussions banales de la vie privée. Mais le critique d’art fait étalage d’une telle faiblesse, rendue exemplaire.
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Chatel pense que si une fraction de la population se reconnaît dans un film elle va pouvoir « se regarder, s’admirer, se critiquer ou se rejeter, en tout cas se servir des images qui passent sur l’écran pour ses propres besoins ». Disons d’abord qu’il y a un certain mystère dans cette conception de l’utilisation du passage de ces images pour la satisfaction de besoins authentiques. Le mode d’emploi n’est pas clair ; il faudrait peut-être d’abord préciser de quels besoins il s’agit pour dire s’ils trouveront réellement là un instrument. Ensuite, tout ce que l’on peut savoir du mécanisme du spectacle, même au stade le plus simplement filmologique, conteste absolument cette vision idyllique de gens également libres de s’admirer ou de se critiquer en se reconnaissant dans des personnages mis en scène. Mais, fondamentalement, il n’est pas possible d’accepter cette division du travail entre des spécialistes incontrôlables qui présenteraient aux gens une image de leur vie, et des publics qui auraient à s’y reconnaître plus ou moins exactement. L’acquisition d’une certaine vérité dans la description du comportement des gens n’est pas forcément positive. Même si Godard leur présente une image d’eux-mêmes où ils peuvent se reconnaître, incontestablement, davantage que dans les films de Fernandel, il leur présente tout de même une image fausse, où ils se reconnaissent faussement.
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La révolution n’est pas « montrer » la vie aux gens, mais les faire vivre. Une organisation révolutionnaire est obligée de rappeler à tout moment que son but n’est pas de faire entendre à ses adhérents les discours convaincants de leaders experts, mais de les faire parler eux-mêmes, pour parvenir, ou à tout le moins tendre, au même degré de participation. Le spectacle cinématographique est précisément une de ces formes de pseudo-communication — qui a été développée, de préférence à d’autres possibles, par la présente technologie de classe — où ceci est radicalement impraticable. Beaucoup plus par exemple que dans une forme culturelle comme la conférence de type universitaire, avec des questions à la fin, dans laquelle la participation du public, le dialogue, sont déjà placés dans des conditions très défavorables, mais non absolument exclus.
Quiconque a vu un seul débat de ciné-club a aussitôt remarqué les lignes de séparation entre le meneur du débat ; ceux que l’on peut appeler les professionnels de l’intervention, qui reprennent la parole à chaque séance ; et les gens qui essaient d’exprimer une fois leur point de vue en passant. Ces trois catégories sont nettement séparées par leur degré de possession d’un vocabulaire spécialisé, déterminant leur place même dans cette discussion institutionnalisée. L’information et l’influence sont transmises unilatéralement, ne remontent jamais de la base. Pourtant ces trois catégories sont fort proches, dans la même impuissance confuse de spectateurs qui s’affichent, en regard de la véritable ligne de séparation qui passe entre elles et les gens qui font réellement les films. L’unilatéralité de l’influence est encore plus rigoureuse à partir de ce seuil. La différence, très ouverte, dans la maîtrise des instruments conceptuels du débat de ciné-club n’est finalement réduite que par le fait que tous ces instruments sont également inefficaces. Le débat de ciné-club est un spectacle annexe de l’œuvre projetée, plus éphémère que la critique écrite, ni plus ni moins séparé. Apparemment le débat de ciné-club est une tentative de dialogue, de rencontre sociale dans une époque où le milieu urbain atomise de plus en plus les individus. Mais il est en réalité la négation de ce dialogue, car les gens sont réunis là pour ne décider de rien ; pour discuter sous un faux prétexte, avec de faux moyens.
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Sans envisager les effets à l’extérieur, la pratqiue de la critique cinématographique à ce niveau introduit immédiatement deux risques dans une organisation révolutionnaire.
Le premier péril est que certains camarades soient entraînés à faire d’autres critiques, exprimant leurs jugements différents sur d’autres films, ou même sur celui-ci. À partir des mêmes positions sur la société globale, on ne peut évidemment soutenir une infinité de jugements sur À bout de souffle, mais tout de même un nombre notable. Pour donner un seul exemple immédiat, on peut faire une critique aussi talentueuse, exprimant exactement la même politique révolutionnaire, mais qui s’emploierait à mettre en lumière la participation de Godard, justement, à tout un secteur de la mythologie culturelle dominante : celle du cinéma lui-même (tête-à-tête avec la photo d’Humphrey Bogart, passage au « Napoléon »). Belmondo — sur les Champs-Élysées, à « La Pergola », au carrefour Vavin — y serait considéré comme étant directement l’image (bien sûr largement irréelle, « idéologisée ») que projette de sa propre existence, on ne saurait même pas dire la génération des cinéastes français apparus dans les années 50, mais précisément la micro-société des rédacteurs des Cahiers du cinéma, avec ses rêves disgrâciés de spontanéité sommaire et d’évidences ; avec ses goûts, ses réelles ignorances mais aussi bien ses quelques enthousiasmes culturels.
L’autre péril serait que l’impression d’arbitraire que laisse cette exaltation de la valeur révolutionnaire de Godard conduise d’autres camarades à s’opposer à toute intervention dans les questions culturelles, simplement pour y éviter le risque de manquer de sérieux. Le mouvement révolutionnaire doit au contraire accorder une place centrale à la critique de la culture et de la vie quotidienne. Mais il faut que toute vision de ces faits soit d’abord désabusée ; non respectueuse des modes de communication donnés. Les bases mêmes des relations culturelles existantes doivent être contestées par la critique que le mouvement révolutionnaire a besoin de porter, véritablement, sur tous les aspects de la vie et des relations humaines.
G.-E. Debord
Rédigé en février 1961, après la parution de la critique de S. Chatel sur À bout de souffle, ce texte visait à instaurer une discussion à l’intérieur de l’organisation Pouvoir ouvrier, au moment même où des camarades de l’Internationale situationniste engageaient pour quelque temps un travail commun avec P.O. Nous précisons que G.-E. Debord est membre de l’Internationale situationniste.
Écrite en février 1961, cette réponse à un article du social-barbare S. Chatel (pseudonyme de Sébastien de Diesbach) a paru d’abord à Bordeaux dans Notes critiques, bulletin de recherche et d’orientation révolutionnaires n° 3 (second trimestre 1962) avant d’être publiée séparément. Nous donnons ici et pour la première fois une édition de ce texte à partir de l’original dactylographié en février 1961 sur lequel figure cette précision manuscrite : « Texte publié en juin 1962 dans le numéro 3 de Notes critiques, avec trois ou quatre mots incorrectement reproduits. »