Le grand chemin qui mène à Rome
L’intérêt et les discussions soulevés presque partout par le film de Federico Fellini Le Grand Chemin (La Strada) ne se conçoivent que dans la perspective d’un extrême appauvrissement simultané du Cinéma et de l’intelligence critique des intellectuels bourgeois.
Les uns veulent y voir un nouveau néo-réalisme, comme on dit une Nouvelle-nouvelle Revue Française ; d’autres pâment d’admiration en reconnaissant une sorte de sous-produit des mimiques de Chaplin dans le personnage de Gelsomina ; presque tous sont aveugles à propos des répugnantes intentions idéalistes d’un film qui constitue une apologie de la misère matérielle et de tous les dénuements, une invitation à la résignation particulièrement bien venue politiquement dans l’Italie d’aujourd’hui où le chômage, les bas salaires et cette salope de Pie XII exercent une action conjuguée pour créer en série le personnage de Zampano.
On sait bien que l’idéalisme mène toujours à l’Église, ou aux divers succédanés qui la remplacent dans les superstructures de la société actuelle. Dans le cas de Fellini la chose est si claire qu’il en convient lui-même sans rougir : « Je sais bien qu’une idée pareille risque de n’être pas bien accueillie en une époque où l’on préfère donner comme remède aux souffrances actuelles seulement des solutions abstraites, mais, après La Strada, j’espère qu’une fois encore, les solutions humaines et spirituelles seront bien reçues », déclare-t-il le 14 juin à un correspondant du Figaro à Rome, pour préparer la récidive annoncée sous le titre Il Bidone, et il ne craint pas d’en rajouter : « … Et le film s’achèvera sur la présomption d’un autre enfer imminent post mortem. J’aimerais que, après avoir vu ce film, les hommes se trouvent davantage prédisposés au bien. »
L’évidence n’empêche même pas un crétin comme Robert Benayoun — déjà capable, en octobre 1954, de signer le tract Familiers du Grand Truc par lequel ses amis, alors surréalistes, nous signalaient à l’attention de la police — d’écrire dans le n° 13 de Positif :
« La Strada a été pris par quelques-uns pour un film chrétien, sous prétexte qu’une scène s’y passe dans un couvent. Le fou rire me prend devant cette méprise. »
Rideau.
Potlatch n° 21, 30 juin 1955.