Entretien avec Asger Jorn (1er semestre 1958)

Entretien avec Asger Jorn

Ce jour-là, le hasard ne m’a pas trompé. Il nous envoie, comme un écran de télévision les images tremblées, des nouvelles bonnes ou mauvaises : une bonne, puis une mauvaise et ainsi de suite — la peinture de Ting, elle nous donne à voir une surface chargée de matière, puis une autre sans matière du tout, une zone mouvementée à côté d’une autre, toute calme, toute tranquille — et il nous reste alors à déficeler le réseau des images et à construire sur elles une petite maison de vérité. Mais ce jour-là, le hasard ne m’a pas trompé. Il m’a tendu l’article de M. Jaffé dans le journal hollandais Het Parool du 10 mai 1955 : « Experimentele Kunst tegen Sleur » (L’art expérimental contre la routine). C’était une esquisse de l’évolution de certains peintres de Cobra depuis 1949. L’article commençait par une notice historique :

« Le groupe des “Expérimentaux”, peintres et poètes, a, en Hollande, attiré pour la première fois l’attention par l’exposition de Cobra au Stedelijk Museum d’Amsterdam en 1949. Sur l’initiative du peintre danois Asger Jorn, de jeunes artistes de Copenhague, Bruxelles et Amsterdam (d’où CoBrA), commencèrent ainsi à exposer leurs œuvres qui produisirent une animation dont plusieurs se souviendront encore. Le jeune groupe d’artistes apparut ici avec un travail nouveau, audacieux et frais, un travail qui était une protestation contre la routine et le manque d’inspiration et qui, en même temps, témoignait d’un tempérament puissant, d’une vitalité dont l’on pouvait, en général, se réjouir. Pourtant, la réaction générale devant cette exposition fut négative : ces jeunes artistes s’étaient attaqué à trop de temples sacrés. Seuls quelques critiques — et surtout quelques-uns de nos vieux peintres — reconnurent le talent de ces jeunes peintres et continuèrent d’ailleurs à suivre avec intérêt leur développement. »

Après quoi, M. Jaffé montre avec évidence qu’entre 1949 et 1955 le talent de plusieurs peintres du groupe originel s’affirma de plus en plus et qu’entre les peintres les différences s’accentuèrent à ce point qu’il n’est plus possible aujourd’hui de penser à un groupe : « L’élan du groupe a fait place au développement des individus. » M. Jaffé situe alors Cobra dans l’évolution générale de l’art, caractérisée par des retours périodiques de « Sturm und Drang » et de classicisme, l’un réagissant sur l’autre. Le mouvement expérimental de Cobra était ainsi une réaction énergique contre l’inertie des règles et des conventions qui, avant et pendant la dernière guerre, étouffa dans l’art toute spontanéité. Enfin, M. Jaffé indique comment chez le peintre hollandais Karel Appel cette explosion de « Sturm und Drang » d’année en année n’a cessé de se réaliser grâce à un tempérament extraordinaire, tandis que dans l’œuvre de Corneille la spontanéité juvénile a fait place à une conception de la peinture plus mûre et plus réfléchie.

Quelques jours plus tard Asger Jorn arrivait à Bruxelles, se promenait par la ville, et s’étonnait de voir avec quelle hâte les anciennes rues, les anciens parcs et les anciennes maisons étaient détruits au profit de nouveaux boulevards et de nouveaux buildings (« Ce que les Allemands n’ont pas su faire en quatre ans, les Belges le font en quelques mois », répondait Christian Dotremont). Il visitait le Musée d’art moderne et disait, désespéré : « Ce qu’il y a de plus intéressant ici, c’est la sortie », et un soir, je lui traduisais l’article de M. Jaffé. Je lui demandais s’il voyait aussi l’évolution de sa peinture dans le cadre de l’exposé de M. Jaffé et s’il jugeait son travail actuel plus mûr et plus réfléchi qu’avant, ou bien s’il se sentait encore toujours poussé par une spontanéité « Sturm und Drang » se renouvelant sans cesse.

Asger Jorn me raconta alors que pendant la guerre, en lisant Finnegans Wake de Joyce, il a trouvé en marge du texte les mots « No Sturm, no Drang » et que ceci fut pour lui une grande révélation, tout à coup, qu’il a compris subitement que l’ancienne loi du retour périodique « Sturm und Drang » – classicisme touchait à sa fin.

Plus tard il a exprimé ce sentiment d’un nouveau relativisme dans l’art dans un article sur l’architecture, publié en 1947 dans le revue hollandaise Forum. Dans cet article Jorn était très conscient de ce dédoublement périodique dans l’évolution historique de l’art mais, en étudiant la périodicité, il arrivait à la conclusion qu’avec le temps les retours (classicisme académique – réaction « romantique » – formalisme romantique – réaction « classiciste ») se suivaient de plus en plus près. jusqu’avant le cubisme, chaque période couvrait encore entièrement la vie d’un artiste, mais il n’est certainement plus de même pour la carrière de Picasso, par exemple. Cette évolution est donc à comparer à une onde sonore à fréquence de plus en plus élevée et à longueur d’onde de plus en plus petite. Et Jorn préconise que cette évolution doit normalement aboutir à un stade où le temps et le mouvement ne sont plus séparables et où la spontanéité et le mûrissement se confondent à un même niveau.

Comme l’optique de Jorn sur cet événement évident m’a semblé d’une grande importance pour un des problèmes clefs de l’art contemporain, je lui demandai la cause de cette accélération de la périodicité dans l’évolution de l’art. Il me répondit immédiatement qu’à son sens, l’évolution de la technique en général était à la base de ce phénomène. Je voulais savoir aussi comment Jorn voyait le mouvement Cobra dans cette évolution.

— À la fondation de Cobra je me sentais encore plus ou moins enfermé dans ce relativisme déterminé dont j’ai parlé dans mon article de Forum. Et c’est seulement plus tard, quand Cobra n’existait plus, que je me suis rendu compte de l’importance de Cobra et de la grande possibilité que Cobra avait ouverte.

— L’activité artistique a donc précédé les considérations théoriques ?

— Exactement, je crois d’ailleurs que c’est la seule bonne façon dans l’art. Le nouveau apporté par Cobra ne s’était pas encore clairement formulé dans les articles de la revue et pourtant, c’était la force du travail des peintres. Jusqu’en 1949 je croyais qu’une œuvre d’art était une forme au service de l’expression. Mais c’est Christian Dotremont qui nous a donné le grand choc (c’est son rôle le plus important dans Cobra) sans que nous autres, peintres, nous ayons pris conscience de ce qui se passait. Par son activité, Dotremont nous a stimulés partout et sans cesse dans une « expérimentation » toujours jeune et vivante. Et seulement maintenant je comprends clairement l’importance de cette présence qui tenait le mouvement Cobra nettement en opposition à tout esthétisme ou formalisme possible (aussi bien le formalisme classique, aussi bien l’abstraction chaude que l’abstraction froide). Nous avions ajouté inconsciemment à l’unité forme-expression le climat d’une recherche et d’une expérimentation continuelles et voilà la nouvelle base dont on pouvait partir.

— Il me semble que ce climat sortait, via Dotremont, du surréalisme où on retrouve aussi un penchant pour la surprise et le choc de l’inattendu et l’abandon du repos de chaque formalisme stérile ?

— Oui, mais cet esprit ne s’est pas réalisé jusqu’au bout dans les résultats picturaux du surréalisme. La peinture surréaliste s’est cristallisée dans un nouveau formalisme, tandis que le formalisme était impossible aussi longtemps que Dotremont tenait le groupe Cobra ensemble. Ce désir du nouveau et de la surprise est d’ailleurs une des facettes les plus caractéristiques de la personnalité de Dotremont ; dès que quelque chose ne le surprend plus, il s’ennuie et ne s’y intéresse plus. Comme dans la nature, il fallait détruire afin de pouvoir construire quelque chose de nouveau. Dans Cobra était présent une étonnante possibilité pour un relativisme vivant et organique dans l’art, au lieu d’un relativisme déterminé.

— Dans un sens, cette évolution est peut-être parallèle à l’évolution des sciences modernes où les dernières trouvailles et conceptions (de Niels Bohr, par exemple) s’opposent totalement aux conceptions classiques, le relativisme déterminé d’Einstein y compris ?

— Certainement, il est aussi absurde de vouloir appliquer à l’art nouveau les anciennes lois et règles qu’à un problème de la géométrie à n dimensions ou de la probabilité statistique dans la physique nucléaire les règles de la géométrie d’Euclide ou de l’algèbre classique.

— L’explication de M. Jaffé autour du mouvement Cobra serait donc fausse ?

— Non, son explication est seulement incomplète. Je pense à un iceberg qui flotte dans la mer. On peut décrire facilement ce qui est à voir au-dessus de la surface de l’eau, mais cela n’empêche que les sept huitièmes de la masse de l’iceberg restent en dessous de l’eau et échappent à toute description superficielle.

— La meilleure garantie contre tout formalisme est donc un intéret vivant chez un artiste pour l’expérience dans le sens le plus large du mot ?

— Oui, j’en suis convaincu. C’est le seul moyen et maintenant nous pouvons consciemment exploiter cette connaissance au profit d’une liberté continuelle dans l’acte de peindre. D’ailleurs, j’ai déjà constaté un exemple de ceci dans les préoccupations de certains jeunes artistes, peintres et sculpteurs, pour trouver un équilibre dynamique, organique et vivant dans la composition de leurs œuvres, en opposition directe à l’ancienne conception d’une composition statique et symétrique, qu’on rencontre encore si souvent dans le travail de tant de jeunes artistes. Seuls le nouveau et le fantastique peuvent animer les raisonnements. Une vie complètement rationalisée et ordonnée endort l’intelligence, remplacée par des réflexes automatiques et routiniers. L’intelligence et la pensée créatrice s’allument en rencontrant l’inconnu, l’innattendu, l’accident, l’absurde, le désordre et l’impossible. L’intelligence, c’est de rendre posssible l’impossible, de rendre connu l’inconnu.

Hôtel Canterbury, 29 mars 1956

Walter Korun

En vue de la publication de ce texte en 1958, Asger Jorn nous a demandé de préciser certaines définitions employées par lui dans l’interview. La synthèse dialectique des contradictions que Jorn évoque ici a été recherchée, après Cobra, dans le « Mouvement international pour un Bauhaus imaginiste » et les autres groupements qui se sont unifiés avec lui en 1957 pour constituer notre Internationale situationniste.

Depuis 1956, j’ai eu l’occasion de lire De Stijl 1917-1931 de H.C. Jaffé et Die Welt als Labyrinth (Manier und Manie in der europäischen Kunst) de Gustav R. Hocke, et l’opposition de ces deux études approfondies me permet de situer plus exactement Cobra dans l’évolution historique de l’art moderne. Hocke oppose le maniérisme (comme le mouvement « Sturm und Drang », le Baroque ou le Romantisme par exemple) au classicisme (équilibre) et je crois que l’attitude de Mondrian a purifié l’attitude « classique » dans une attitude qu’on peut appeler « formaliste ». Voilà donc deux termes plus exacts pour définir les deux tendances qui ont déterminé l’évolution de l’art pendant plusieurs siècles : d’un côté « maniérisme », de l’autre côté « formalisme ». Et les maniéristes trouvaient des raisons pour donner aux formalismes un sens péjoratif, et vice versa.

Nous sommes actuellement capables de nous défaire de ce préjugé. En grandes lignes, le maniérisme est la préoccupation exclusive de la manière dont se fait l’œuvre d’art, c’est-à-dire la manière considérée comme processus. Le maniérisme met le problème « comment ? » au centre de l’intention. Par contre, le formalisme ne s’occupe que de l’œuvre déterminée, du « quoi ? ». Les deux sont inconciliables, ouvrent chacun une perspective sur notre curiosité et réunissent ensemble des dimensions différentes de l’art, auxquelles s’ajoutent encore le « pourquoi ? », problème du symbolisme. L’artiste actuel est arrivé à un stade où il est capable de répondre non seulement au « comment ? » (question implicite) et au « quoi ? » (question explicite) en même temps, mais aussi aux autres questions (où ?, quand ?, pourquoi ?…) ce qui ouvre, après la période de l’opposition déterminée « formalisme contre maniérisme », une ère nouvelle où une multiplicité de dimensions caractérise la conception de l’art. Le maniérisme absolu que Wols a opposé au formalisme absolu de Mondrian est une suite dialectique qui s’est opérée grâce au séjour de Wols à l’Ancien Bauhaus où Van Doesburg était venu imposer les idées de Mondrian. Au Danemark le développement de l’art moderne a eu les mêmes origines : Bjerke Petersen, le fondateur du groupe Linien en 1933 a séjourné, lui aussi, à l’Ancien Bauhaus. Ainsi l’opposition consciente de Cobra contre « De Stijl » se présente dans une perspective historique comme une récurrence parallèle au développement de style van de Velde – Gropius.

Paris, 1958

Asger Jorn

 

Cet entretien avec Asger Jorn a été réalisé par Walter Korun le 29 mars 1956 et publié au premier semestre 1958 dans un numéro spécial de la revue belge Kunst Meridiaan, vol. V, n° 4, 5, 6, consacré à la galerie d’avant-garde Taptoe. Il a été augmenté de précisions d’Asger Jorn à l’occasion de cette publication, qui est mentionnée dans le numéro 1 d’Internationale situationniste, comme « une interview de Jorn sur le sens des changements de l’art expérimental avant et depuis le mouvement “Cobra” (1949-1951) », ainsi que Guy Debord l’annonçait le 8 avril 1958 dans une lettre à Walter Korun : «… il faudrait m’envoyer les références exactes concernant les publications d’articles (“Histoire de Taptoe”) dont vous m’avez parlé, en Hollande et en Belgique, si elles ont été faites d’ici le mois de mai, ou si elles doivent l’être sûrement très peu après (ceci pour publier dans le compte rendu de nos activités éditoriales) ».

Ce contenu a été publié dans Internationale situationniste, avec comme mot(s)-clé(s) , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.