Elogio di Pinot-Gallizio (30 mai 1958)

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Elogio di Pinot-Gallizio

La peinture italienne occupe une assez belle place dans l’histoire de la culture occidentale. Les fruits n’en sont pas perdus. Comme toujours, des habitudes sociales, survivant aux conditions d’une forme de création historiquement dépassée, maintiennent des possibilités matérielles — des privilèges économiques.

Il y a au moins, dans l’Italie d’aujourd’hui, incapable de résoudre le problème du chômage, une place à prendre : la fonction sociale de peintre. Le rôle du peintre, l’importance de la peinture, artificiellement maintenus dans une société différente, dont les ressources et les problèmes sont évidemment ceux du reste du monde au XXe siècle, ont gardé tout leur attrait.

C’est pourquoi, fortes de sévir sur cette terre d’élection, garanties pour l’immortalité par cette identité géographique, de belles ambitions se bousculent : ce que Giotto et Vinci ont fait dans la construction de la peinture, dont ils posaient les lois, Fontana ou Baj espèrent l’imiter, en donner l’équivalent dans une destruction de la peinture. Et les postulants ne pensent pas que l’invention de la liquidation, dans n’importe quelle branche des activités culturelles, va forcément plus vite, et s’oublie en moins de temps, que l’invention même d’une culture. Ils s’obstinent.

C’est le plus souvent là où la confusion et la décadence ont été poussées à l’extrême, là où leur  importance économique et sociale est la plus affirmée, qu’il faut s’attendre à voir surgir la négation de cette décadence. Gallizio est donc Italien.

Conscient des problèmes qui nous touchent vraiment, dans cet inter-règne de civilisations où nous nous trouvons pris, Gallizio délaisse la peinture, la bonne peinture figurative ou abstraite, ou tachiste, et de toute façon moderne comme en 1930. Il l’étend dans d’autres domaines, dans tous les domaines qu’il touche d’un esprit extraordinairement inventif. Se suivent, s’appellent les recherches chimiques, les résines, la peinture à la résine, la peinture odorante. L’urbanisme aussi, et la ville d’Alba en est psychogéographiquement retournée. En 1955, Gallizio est un des fondateurs du Laboratoire Expérimental du Bauhaus Imaginiste.

C’est alors qu’il met au point, au prix d’un labeur acharné et de la longue patience du génie, la découverte dont nous voulons parler, celle qui portera le dernier coup aux petites gloires du chevalet : la peinture industrielle.

Gallizio produit la peinture au mètre.

Pas la reproduction de la Joconde étirée sur cinquante mètres de papier peint. Non, la peinture au mètre est originale, sa reproduction est interdite, son procédé breveté.

Son prix de revient défie toute concurrence. Son prix de vente aussi : Gallizio est honnête.

Sa production est illimitée. Plus de spéculateurs sur toiles : si vous avez quelque argent à placer, contentez-vous du Suez.

Sa vente s’effectue de préférence en plein air. Les petites boutiques ou les grands magasins peuvent également convenir : Gallizio n’aime pas les galeries.

Il est difficile d’embrasser en une seule fois tous les avantages de cette étonnante invention. Pêle-mêle : plus de problèmes de format, la toile est coupée sous les yeux de l’acheteur satisfait ; plus de mauvaises périodes, l’inspiration de la peinture industrielle, dûe au savant mélange du hasard et de la mécanique, ne fait jamais défaut ; plus de thèmes métaphysiques, que la peinture industrielle ne supporte pas ; plus de reproductions douteuses des chefs-d’œuvres éternels ; plus de vernissages.

Et naturellement, bientôt, plus de peintres, même en Italie.

On peut évidemment rire, classer cette phase de l’art parmi les plaisanteries inoffensives, ou de mauvais ton ; s’indigner au nom de quelques valeurs éternelles. On peut feindre de croire que la peinture de chevalet, qui ne va pourtant pas si bien, ne s’en portera pas plus mal.

La domination progressive de la nature est l’histoire de la disparition de certains problèmes, ramenés de la pratique « artistique » — occasionnelle, unique — à la diffusion massive dans le domaine public, tendant même finalement à la perte de toute valeur économique.

Devant un tel processus, la réaction essaie toujours de redonner du prix aux anciens problèmes : le vrai buffet Henri II, le faux buffet Henri II, la fausse toile qui n’est pas signée, l’édition excessivement numérotée d’un quelconque Salvador Dali, le cousu-main dans tous les domaines. La création, révolutionnaire, essaie de définir et de répandre les nouveaux problèmes, les nouvelles constructions qui, seules, peuvent avoir du prix.

L’industrialisation de la peinture, face aux pitreries rentables qui recommencent en permanence depuis vingt ans, apparaît donc comme un progrès technique qui devait intervenir sans plus tarder. C’est la grandeur de Gallizio d’avoir hardiment poussé ses inlassables recherches jusqu’à ce point où il ne reste plus rien de l’ancien monde pictural.

Chacun voit que les précédentes démarches de dépassement et de destruction de l’objet pictural, qu’il s’agisse d’une abstraction poussée à ses limites extrêmes (dans la ligne ouverte par Malevitch) ou d’une peinture délibérément soumise à des préoccupations extra-plastiques (par exemple l’œuvre de Magritte), n’avaient pu, depuis plusieurs décennies, sortir du stade de la répétition d’une négation artistique, dans le cadre imposé par les moyens picturaux eux-mêmes : une négation « de l’intérieur ».

Le problème ainsi posé ne pouvait qu’entraîner à l’infini la redite des mêmes données, dans lesquelles les éléments d’une solution n’étaient pas inclus. Cependant, de tous côtés, le changement du monde se poursuit sous nos yeux.

Au stade où nous parvenons maintenant, qui est celui de l’expérimentation de nouvelles constructions collectives, de nouvelles synthèses, il n’est plus temps de combattre les valeurs du vieux monde par un refus néo-dadaïste. Il convient — que ces valeurs soient idéologiques, plastiques ou même financières — de déchaîner partout l’inflation. Gallizio est au premier rang.

Michèle Bernstein

 

Elogio di Pinot-Gallizio de Michèle Bernstein fut publié pour la première fois, en français, aux Éditions Notizie à Turin à l’occasion de l’exposition de peinture industrielle, le 30 mai 1958. Cette brochure de six pages (15 × 18,5 cm), avec une biographie de Gallizio en italien, fut rééditée le 8 juillet par la Galerie Montenapoleone à Milan, lors de la présentation de cette exposition.

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