Machiavel comme philosophe
1) À première vue, rien de plus étranger à toute préoccupation philosophique que cette œuvre. Machiavel n’a rien écrit dans le genre, a manifesté une complète indifférence en matière religieuse ou métaphysique. Son œuvre, apparemment contradictoire, et dont les ambiguïtés ont nourri quatre siècles de polémiques d’interprétation (par exemple son apologétique de la tyrannie et son républicanisme — opposition fameuse entre l’auteur du Prince et celui des Discours sur la Première Décade de Tite-Live [N.B. Le Prince est de 1513, les Discours sont commencés la même année]) est étrangère à tout exposé systématique.
Surtout : Machiavel est celui qui, le premier, rejetant toute illusion morale ou « idéologique » s’est explicitement proposé de décrire la réalité des rapports sociaux-historiques, contre leurs apparences : « Il m’a semblé plus convenable de suivre la vérité effective de la chose que son imagination. » (Le Prince) [Citation extrêmement célèbre, essentielle]
[Note. Le même texte ajoute cet argument, éminemment pratique : « … il y a si loin de la sorte qu’on vit à celle selon laquelle on devrait vivre, que celui qui laissera ce qui se fait pour cela qui se devrait faire, il apprend plutôt à se perdre qu’à se conserver. »]
2) Mais cette œuvre qui envisage uniquement les rapports réels des hommes et de leur histoire contient en fait des conceptions sous-jacentes de l’homme et de l’histoire. Toutes deux traditionnelles, et toutes deux appartenant à la vieille philosophie (gréco-romaine ou partiellement chrétienne), quoique Machiavel ait poussé à l’extrême la première de ces conceptions, alors qu’il reste tout à fait banal quant à la seconde.
A. Conception de l’homme. Il est mauvais ; mais subdivision manifeste en deux catégories.
Citation générale, universelle et absolue : « … les hommes toujours se découvrent à la fin méchants, s’ils ne sont par nécessité contraints d’être bons. » (Le Prince)
a) Catégorie du commun des hommes : Dominés par la peur et l’intérêt (mais cet intérêt est rarement bien compris ; ils sont trop bêtes, et aiment trop s’illusionner).
Citations : « Les hommes ne sont pas moins lents à saisir ce qui est à leur portée que prompts à convoiter ce qui est hors de leur atteinte. » (Histoires florentines)
« … les hommes oublient plus tôt la mort de leur père que la perte de leur patrimoine. » (Le Prince)
« S’il s’est élevé un esprit de discorde parmi vos troupes, envoyez-les au danger, la peur les réunira toujours. » (L’Art de la guerre)
b) Catégorie du héros. Il est bien loin de « l’homme historique » de Hegel. Il est seul, et ce qu’il réalise n’est que pour lui-même, dans des circonstances qui ne sont jamais qu’accidentelles (et historiqument équivalentes). Il ne s’agit que de les dominer, par la ruse et la force, pour ses fins privées.
Les fins personnelles (qui sont aussi les plus hautes fins humaines) sont la puissance et la gloire — qui pour Machiavel ne peuvent en aucun cas s’opposer : l’excès de l’une doit être l’excès de l’autre ; et tout excès est bon, si on en a les moyens. À coup sûr, c’est « au-delà du bien et du mal » (il n’y a plus aucune valeur commune reconnaissable), mais l’idée née en Grèce du « jugement de la postérité » sur les héros, apparue avec l’idée d’histoire universelle, demeure importante, et essentiellement inchangée : elle est seulement devenue amorale, et ne craint plus aucune « démesure ».
L’homme qui peut — donc, qui doit — se réaliser, réalise sa virtù. Ce fameux concept intraduisible me paraît assez bien traduit par « maîtrise ». C’est au sens où l’on disait que le feu a la vertu de consumer le bois. Il est impératif d’employer le mot en italien quand on écrit savamment sur Machiavel !
Citations : « Un esprit sage ne condamnera jamais quelqu’un pour avoir usé d’un moyen hors des règles ordinaires pour régler une monarchie ou fonder une république. Ce qui est à désirer, c’est que si le fait l’accuse, le résultat l’excuse… » (Discours sur la Première Décade de Tite-Live)
et, sur César Borgia — « toutes ces entreprises du Duc rassemblées et considérées, je ne vois point en quoi il mérite d’être repris… »
… « Car ayant le cœur grand et l’intention haute, il ne se pouvait comporter autrement… » (Le Prince, souligné par moi)
B. Conception de l’histoire. Elle est absolument cyclique. Liée au réel temps cyclique si bien compris par de récents théoriciens justement fameux, cette conception de Machiavel va jusqu’à croire à l’éternel retour des mêmes formes de gouvernement [Note : L’excès de la monarchie absolue aboutit à la République. Celle-ci dégénère en désordre, qui ramène la tyrannie. La monarchie rétablit l’ordre en tempérant le despotisme, etc.], dans le même ordre fatal. C’est un des points les plus faibles de la pensée de Machiavel (et, par là, dans son analyse concrète de sa propre époque) car déjà le temps historique courait vite en ligne droite, le vieux temps était derrière lui…
Citation : « L’effet le plus ordinaire des révolutions que subissent les empires est de les faire passer de l’ordre au désordre, pour les ramener ensuite à l’ordre. Il n’a point été donné aux choses humaines de s’arrêter à un point fixe lorsqu’elles sont parvenues à leur plus haute perfection ; ne pouvant plus s’élever, elles descendent ; et pour la même raison, quand elles ont touché au plus bas du désordre, faute de pouvoir tomber plus bas, elles remontent, et vont successivement ainsi du bien au mal et du mal au bien. » (Histoires florentines)
3) Problème (apparent) : Comment concilier la banalité apparente des conceptions philosophiques de Machiavel et l’indiscutable originalité de sa pensée ; le fait surtout qu’elle s’impose au centre de tout débat moderne sur le sens de la société et des actions humaines ?
Hic Rhodus, hic salta :
— Machiavel a posé sous la plus brutale lumière le problème de la fin et des moyens (Rapports avec la violence politique moderne).
— C’est une description exacte de l’action historique, à laquelle manque encore l’histoire comme sens.
— Sa philosophie est pauvre dans la mesure où sa conception de l’histoire est archaïque (déjà pour son temps). Mais sa recherche de « la vérité effective de la chose » atteint au cœur du problème vrai de la philosophie. Machiavel est, d’un point de vue moderne, philosophe en ceci qu’il veut réaliser ce qui était, dans la philosophie, idéologie de la vérité ; mais avant que la « réalisation de la philosophie » soit historiquement formulable et réalisable. [N.B. Cette dernière assertion est un peu lourde]
— Quand viendra son plus grand commentateur marxiste, Antonio Gramsci (Notes sur Machiavel) « la philosophie de la praxis » aura trouvé des bases historiques plus conscientes.
Notes inédites de Guy Debord.