La pataphysique, une religion en formation
L’histoire des religions se compose apparemment de trois stades. La religion dite matérialiste ou naturelle, arrivée à sa maturité dès l’âge de bronze. La religion métaphysique, qui commence avec le zoroastrisme, et se développe à travers le judaïsme, le christianisme, l’islam, jusqu’au mouvement de la Réforme au XVIe siècle. Enfin, avec l’idéologie de Jarry, au commencement de notre siècle, se trouvent jetées les bases d’une nouvelle religion, d’une troisième espèce, qui vers le XXIIe siècle risque fort de dominer le monde entier : la religion pataphysique.
Jusqu’aujourd’hui, toute sa signification religieuse n’a pas été appliquée à l’entreprise pataphysique, tout simplement parce que la pataphysique, en dehors d’un petit cercle de croyants qui publiaient la longue série des confidentiels Cahiers du Collège de Pataphysique, n’avait aucune signification.
Aux Américains revient l’honneur d’avoir présenté la pataphysique à l’univers avec un numéro spécial de la revue Evergreen [N° 13, mai-juin 1960] qui laissait la parole aux grands satrapes pataphysiques. Évidemment, le mot religion n’est pas prononcé ouvertement dans ce numéro. Mais le succès énorme qu’il a connu, l’année dernière, auprès de l’intelligentsia américaine, inaugure une période d’analyse objective de ce nouveau phénomène. De sorte que l’on ne va pas tarder à s’apercevoir de quoi il s’agit.
La religion naturelle était une confirmation spirituelle de la vie matérielle. La religion métaphysique représentait l’établissement d’une opposition, toujours plus approfondie, entre la vie matérielle et la vie spirituelle. Les différentes croyances métaphysiques indiquent les différents degrés dans cette polarisation, rendue difficile et retardée par l’attachement aux rites et cultes naturels transformés, avec plus ou moins de réussite, en cultes, rites et mythes métaphysiques. L’absurdité de la présence de cette mythologie culturelle dans une époque où la métaphysique scientifique avait déjà triomphé a été clairement montrée par Kierkegaard choisissant cette confirmation du christianisme : il faut croire en l’absurdité. La prochaine question était : pourquoi donc ? Et la réponse évidente, c’est que les autorités politiques et sociales, séculières, en avaient besoin pour entretenir une justification spirituelle de leur pouvoir. Argument purement matériel, antimétaphysique, d’un temps où a commencé la critique radicale de toutes les mythologies anciennes.
Cependant, de tous côtés on réclamait une nouvelle mythologie capable de répondre aux nouvelles exigences sociales. C’est sur cette voie de garage métaphysique qu’ont disparu le surréalisme, l’existentialisme et aussi le lettrisme. Les lettristes classiques qui ont persévéré dans cet effort sont même allés le plus loin — en arrière — en réunissant avec soin tous les éléments qui sont justement devenus inconciliables avec une croyance moderne et universelle : la reprise de l’idée du messie, et même de la résurrection des morts ; tout ce qui garantit le caractère unilatéral de la croyance. Depuis que les politiciens possèdent le moyen de provoquer instantanément la fin du monde, tout ce qui a quelque chose à voir avec le jugement dernier est devenu étatique. Parfaitement sécularisé. L’opposition métaphysique contre le monde physique s’est définitivement écroulée. La lutte est terminée par une défaite complète.
Le seul gagnant de ce débat, c’est le critère scientifique de vérité. On ne peut plus considérer une religion comme la vérité si sa vérité entre en conflit avec ce que l’on appelle vérité scientifique ; et une religion qui ne représente pas la vérité n’est pas une religion. C’est un conflit qui est en passe d’être surmonté par la religion pataphysique, qui a placé au niveau de l’absolu une idée de base de la science moderne : le concept de constance des équivalents.
Avec l’idée de l’équivalence des hommes devant Dieu, introduite par le christianisme, un terrain était déjà constitué pour la théorie des équivalents. Mais c’est seulement avec le développement scientifique et industriel que ce principe s’est imposé dans tous les secteurs de la vie, aboutissant avec le socialisme scientifique à l’équivalence sociale de tous les individus.
Le principe de l’équivalence ne pouvait plus être minimisé dans le monde spirituel, ce qui introduisait le projet du surréalisme scientifique, déjà esquissé dans les théories d’Alfred Jarry. Au concept d’absurdité kierkegaardien a été seulement ajouté le principe de l’équivalence des absurdités (équivalence des dieux entre eux ; et entre les dieux, les hommes et les objets). Ainsi est fondée la religion future, la religion imbattable sur son terrain : la religion pataphysique qui englobe toutes les religions possibles et impossibles du passé, du présent et du futur indifféremment.
S’il avait été possible que cette religion fût passée complètement inaperçue dans le monde, si la croyance pataphysique avait été enseignée anonymement, et jamais critiquée, un paradoxe qui semble insoluble ne se serait pas présenté : le problème de l’autorité pataphysique, la consécration de l’inconsacrable (c’est-à-dire son apparition dans la vie sociale, à la suite d’autres religions, dans la même fonction). En effet, cette religion particulière ne peut pas devenir une autorité sociale sans devenir du même coup antipataphysique, et tout ce qui se voit socialement reconnu se trouve investi par ce seul fait d’une autorité sociale. Ainsi la religion pataphysique risque fort d’être l’inconsciente victime de sa propre supériorité envers tous les systèmes métaphysiques répandus. Puisqu’il n’y a sûrement pas de réconciliation possible entre supériorité et équivalence.
Dessins préhistoriques de l’abbé Breuil, du Collège de Pataphysique. On peut mesurer toute la fantaisie et la souplesse de la méthode en comparant avec le Corpus des signes gravés des monuments mégalithiques du Morbihan, de Zacharie Le Rouzic, qui présente le relevé, pauvre et schématique, des mêmes dessins tels qu’on peut les voir sans le secours de l’imagination.
Le mérite de la pataphysique est d’avoir confirmé qu’il n’y a aucune justification métaphysique pour forcer les gens à croire tous dans la même absurdité. Les possibilités de l’absurde et de l’art sont multiples. La conclusion logique de ce principe serait la thèse anarchiste : à chacun ses propres absurdités. Le contraire est exprimé par la puissance légale forçant tous les membres de la société à se soumettre entièrement aux règles de l’absurdité politique de l’État.
Mais il faut dire que l’acceptation d’une autorité pataphysique, telle qu’elle est en train de se constituer, devient une nouvelle arme démagogique contre l’esprit pataphysique. C’est le programme pataphysique lui-même qui empêche l’existence de l’organisation pataphysique, qui rend impossible une Église pataphysique.
L’impossibilité de créer une situation pataphysique dans la vie sociale empêche aussi de créer un mouvement ou une situation sociale au nom de la pataphysique. Les raisons ont déjà été données. L’équivalence, c’est l’élimination complète de toute notion de situation, d’événement.
En ce moment où la pataphysique se trouve tout de même, de l’extérieur, placée dans une certaine situation culturelle, les conséquences inévitables de cette définition de base vont nécessairement créer une scission au sein des croyants pataphysiques, entre les anti-situationnistes purs et ceux qui, sur une base pataphysique d’équivalences, sont quand même pour le développement des absurdités organisées que l’on appelle les jeux.
Le jeu est l’ouverture pataphysique vers le monde, et la réalisation de tels jeux, c’est la création des situations. Il existe ainsi une crise causée par le problème crucial que rencontre chaque adepte pataphysique : il lui faut ou bien appliquer la méthode situlogique pour entrer en action dans la société ; ou bien refuser carrément d’agir dans n’importe quelle situation. C’est dans ce cas que la pataphysique devient bel et bien la religion exactement adaptée à la société moderne du spectacle : une religion de la passivité, de l’absence pure.
Il existe un problème non moins grave, qui exige un choix de l’organisation des anti-organisateurs, l’Internationale situationniste. L’I.S. est capable d’adapter complètement le principe pataphysique comme méthode antimétaphysique : ceci se fait directement dans l’établissement des jeux nouveaux. L’absurdité de la supériorité et la supériorité absurde sont les clés mêmes du jeu. Et l’autorité l’objet essentiel du jeu. En appliquant comme point de départ le principe des équivalents, le jeu est libre : la situation peut s’édifier complètement, dans une apparence pure de supériorité et d’autorité. Mais si l’on choisissait au contraire une base métaphysique, quelle qu’elle soit, la situlogie tomberait automatiquement au niveau d’une méthode de distraction populaire autoritairement dirigée. Une reprise de la formule classique d’asservissement : pain et spectacles.
Des éléments de base d’un jeu nouveau apparaissent maintenant, après une longue période de maturation dans des cercles ignorés du dehors. Éléments complémentaires ou éléments ennemis, le développement futur le dira.
Asger Jorn
Peu avant sa démission de l’I.S., Asger Jorn s’était employé, par ce texte et plusieurs autres interventions, à mettre en garde les situationnistes contre la portée religieuse de l’idéologie pataphysique, diffusée massivement aux États-Unis depuis la conversion des rédacteurs d’Evergreen Review.
L’idéologie pataphysique, qui s’appuie sur quelques participants vieillis de diverses entreprises de l’art moderne, est elle-même le produit du vieillissement de cet « art moderne » de la première moitié du siècle. Elle en conserve des principes refroidis, dans une plaisanterie statique et non-créative à l’extrême. Elle accepte le monde et prend ainsi la suite de tous les autres désespoirs religieux. « Le pataphysicien », déclarait B. Vian à la radio (cf. Dossier n° 12 du Collège), « s’il n’a en vérité aucune raison d’être moral, n’en a aucune de ne pas l’être. C’est pourquoi il reste le seul à pouvoir, sans la déchéance des conformistes, être honnête. »
Il va de soi que les éventualités de rencontre envisagées par Jorn ne peuvent s’entendre que dans sa perspective d’une scission, d’une apostasie des pataphysiciens les moins ecclésiastiques. L’I.S. estime que toute religion est aussi risible qu’une autre ; et garantit une hostilité équivalente à toutes les religions, même de science-fiction.
Internationale situationniste n° 6, août 1961.