NOTE DE L’ÉDITEUR
Le pamphlet de Sexby est l’un des écrits les plus fameux qu’ait produit la révolution anglaise, entre 1640 et 1660. Il est, après les œuvres de Machiavel, La Boétie et quelques autres, un classique dans la critique de la domination. Son originalité réside d’abord dans le fait qu’il est explicitement dirigé, au contraire des précédents, contre un tyran nommément désigné, qu’il incite vivement à mettre à mort au plus tôt par n’importe quel moyen ; et, d’autre part, dans le fait que ce tyran particulier est le prototype de la principale série du chef d’État moderne illégitime, du récupérateur qui a établi son pouvoir en réprimant une révolution sociale dont il avait d’abord saisi la direction : en ce sens, le bref règne de Cromwell préfigure à la fois ceux de Robespierre ou Lénine et ceux de leurs successeurs perpétuellement mal assurés, Bonaparte aussi bien que Staline et ses fils.
Killing no murder, imprimé en 1657 dans les Pays-Bas, mêle les plus sûres analyses de Machiavel (imputées d’ailleurs habilement, et non sans motif, à l’ennemi à abattre, comme seuls guides de sa conduite) à ce langage biblique qui caractérisa la révolution bourgeoise d’Angleterre, comme plus tard le style des « Romains ressuscités » devait être la signature de la grande Révolution française. Le ton de ce pamphlet est à l’origine de tout un courant de la littérature anglaise ultérieure, le seul dont on ne rencontre pas d’équivalent à l’étranger, celui qui va de Swift à Junius, et sans doute aussi, ramené à un exercice de l’humour esthétique, au Thomas de Quincey de L’Assassinat considéré comme un des beaux-arts. Sexby fut traduit en français, dès 1658, par Carpentier de Marigny, un Frondeur de la bande du cardinal de Retz ; lequel se trouvait alors lui aussi en exil, après son évasion de la prison de Nantes, et jugeait expédient d’appliquer à Mazarin le raisonnement qui condamnait Cromwell. On a réimprimé en France Tuer n’est pas assassiner à partir de 1793, et encore en 1804, où la police de Bonaparte le fit vite saisir. Le texte a depuis été recueilli deux fois, sans être saisi, dans les ouvrages de Charles Détré (Les Apologistes du Crime, Paris, 1901) et d’Olivier Lutaud (Des Révolutions d’Angleterre à la Révolution française, La Haye, 1973).
On peut certes dire qu’un livre qui traite du rapport naturel du citoyen et du tyran a beaucoup perdu de son actualité avec les récents progrès de la société mondiale, du fait de la disparition presque totale du citoyen. Mais il est aussi permis de penser qu’il compense cette perte, et au-delà, du fait de la prolifération cancéreuse de la tyrannie : cette tyrannie d’aujourd’hui, si insolemment surdéveloppée qu’elle peut même assez souvent se faire reconnaître le titre de Protecteur de la liberté ; si minutieusement impersonnelle, et qui s’incarne si aisément dans la personne d’une seule vedette du pouvoir ; cette tyrannie qui choisit à la fois comment ses sujets devront se soigner et pourquoi ils seront malades ; qui fixe le triste modèle de leur habitat et le degré exact de la température qui devra y régner ; l’apparence et le goût qui devront plaire dans un fruit, et la dose convenable de chimie qu’il lui faudra contenir ; et qui enfin s’est donné la puissance de défier une vérité aussi éclatante que le soleil lui-même, et le témoignage de vos pauvres yeux, en vous faisant admettre qu’il est bel et bien midi à dix heures du matin.
Le colonel Sexby fut officier dans l’armée que le Parlement d’Angleterre leva pour la guerre civile contre le roi. Lorsque le peuple, l’armée révolutionnaire et le commandement s’affrontèrent sur ce qu’allait être le résultat social de leur victoire, Sexby fut du parti des « Niveleurs », qui mettait en cause la propriété existante, en exigeant pour tout Anglais le droit de s’auto-gouverner. Au « Débat de l’Armée », tenu à Putney en octobre-novembre 1647, en tant que délégué d’un régiment, il fut de ceux qui s’opposèrent le plus violemment à Cromwell : « Il y a beaucoup de gens sans propriétés qui, honnêtement, ont autant de droit à disposer de cette franchise du choix que tous ceux qui ont de grandes propriétés. Franchement, Monsieur, à vous qui voulez remettre à plus tard cette question et en venir à une autre, je me permets de dire — et j’en appelle à tous — qu’aucune autre question ne peut être réglée avant celle-là : car c’est sur cette base que nous prîmes les armes, et c’est cette base que nous maintiendrons. Venons-en à ces déchirures, à ces divisions qu’ainsi je provoquerais : oui, en tant qu’individu isolé, si tel était le cas, je pourrais me coucher à terre pour qu’on m’y foule aux pieds ; mais la vérité c’est que je suis envoyé par un régiment… » Après la défaite finale des Niveleurs, survenue deux ans plus tard, il passa en France, comme agent de la République anglaise, pour agir dans les troubles de la Fronde, et tenter de les radicaliser. Inspirateur de la fraction républicaine extrémiste de « L’Ormée », à Bordeaux, en 1652-1653, il outrepassa certainement ses instructions en faisant adopter aux Ormistes la plate-forme des Niveleurs. La Fronde vaincue, et Cromwell étant devenu Lord Protecteur d’une République de la grande bourgeoisie marchande, Sexby reprit, de l’exil, sa lutte contre lui. En 1657, lié au complot de Sindercombe, il publia, sous le pseudonyme de William Allen, Killing no murder. Rentré clandestinement en Angleterre pour joindre la pratique à la théorie, il fut arrêté par l’efficace police de Cromwell, qui saisit avec lui une partie du tirage de son pamphlet. Emprisonné à la Tour de Londres, il y mourut la même année, dans des conditions restées très obscures. Les autorités prétendirent alors, comme elles le font aujourd’hui en Russie, qu’il était mort fou. D’autres conclurent à cette sorte de suicide qui se rencontre ces temps-ci dans les prisons de l’Allemagne Fédérale [Allusion à Andreas Baader, Gudrun Ensslin et Jan-Karl Raspe, qui sont retrouvés « suicidés » dans leurs cellules le 18 octobre 1977]. Cromwell ne mourut que l’année suivante, deux ans avant sa République, et de sa belle mort : on a dit qu’après la lecture de ce pamphlet, on ne l’avait plus jamais vu sourire. (« Il a besoin d’autres gardes pour le défendre contre les siens propres… parce qu’il a opprimé et abandonné le pauvre, parce qu’il a pris avec violence une maison qu’il n’avait pas bâtie. »)
Le colonel Sexby a combattu, et toujours parmi les plus extrémistes, dans les révolutions de deux royaumes. Il fut de ceux qui, à chaque tournant de l’histoire, se trouvèrent pour oser dénoncer le changement des choses qui avaient gardé un même nom. Recourant, selon les périodes changeantes, à différents moyens, il resta jusqu’à la fin fidèle à la « bonne vieille cause » pour laquelle il avait pris les armes. Tel fut Edward Sexby, et tel, enregistré en due forme pour des exécuteurs futurs, son testament.
Note de présentation, rédigée par Guy Debord, de Tuer n’est pas assassiner d’Edward Sexby (Killing no murder, 1657), « Traicté politique, composé par William Allen, Anglois, et traduit nouvellement en françois, où il est prouvé par l’exemple de Moyse, et par d’autres, tirés hors de l’escriture, que tuer un tyran, titulo vel exercitio, n’est pas un meurtre », publié par les Éditions Champ libre en juillet 1980 dans la traduction de Carpentier de Marigny (1658).