Préface à la quatrième édition italienne de « La Société du spectacle » (janvier 1979)

« (…) l’édition prochaine du Spectacle (avec ma préface, qui garantira la traduction mais aussi contiendra bien d’autres horreurs.»

Lettre de Guy Debord à Paolo Salvadori, 5 décembre 1978.

 

« Voici la préface que j’envoie en Italie. Je l’ai faite impartialement pour déplaire à tout le monde ; mais je crois que c’est la prochaine fois que nous nous promènerons à Venise, qu’il faudra particulièrement prendre garde à nos admirateurs.»

Lettre de Guy Debord à Gérard Lebovici, 7 février 1979.

 

Préface à la quatrième édition italienne de « La Société du spectacle »

Des traductions de ce livre, publié à Paris vers la fin de 1967, ont déjà paru dans une dizaine de pays ; et le plus souvent plusieurs ont été produites dans la même langue, par des éditeurs en concurrence ; et presque toujours elles sont mauvaises. Les premières traductions ont été partout infidèles et incorrectes, à l’exception du Portugal et, peut-être, du Danemark. Les traductions publiées en néerlandais et en allemand sont bonnes dès les secondes tentatives, encore que l’éditeur allemand de cette fois ait négligé de corriger à l’impression une multitude de fautes. En anglais et en espagnol, il faut attendre les troisièmes pour savoir ce que j’ai écrit. On n’a pourtant rien vu de pire qu’en Italie où, dès 1968, l’éditeur De Donato a sorti la plus monstrueuse de toutes ; laquelle n’a été que partiellement améliorée par les deux traductions rivales qui ont suivi. D’ailleurs, à ce moment-là, Paolo Salvadori, étant allé trouver dans leurs bureaux les responsables de cet excès, les avait frappés, et leur avait même, littéralement, craché au visage : car telle est naturellement la manière d’agir des bons traducteurs, quand ils en rencontrent de mauvais. C’est assez dire que la quatrième traduction italienne, faite par Salvadori, est enfin excellente.

Cette extrême carence de tant de traductions qui, à l’exception des quatre ou cinq meilleures, ne m’ont pas été soumises, ne veut pas dire que ce livre soit plus difficile à comprendre que n’importe quel autre livre qui ait jamais réellement mérité d’être écrit. Ce traitement n’est pas non plus particulièrement réservé aux ouvrages subversifs, parce que dans ce cas les falsificateurs au moins n’ont pas à craindre d’être assignés par l’auteur devant les tribunaux ; ou parce que l’ineptie ajoutée au texte favorisera quelque peu les velléités de réfutation par des idéologues bourgeois ou bureaucratiques. On ne peut manquer de constater que la grande majorité des traductions publiées dans les dernières années, en quelque pays que ce soit, et même quand il s’agit des classiques, sont arrangées de la même façon. Le travail intellectuel salarié tend normalement à suivre la loi de la production industrielle de la décadence, où le profit de l’entrepreneur dépend de la rapidité d’exécution et de la mauvaise qualité du matériau employé. Cette production si fièrement libérée de toute apparence de ménagement du goût du public, depuis que, concentrée financièrement et donc toujours mieux équipée technologiquement, elle détient en monopole, dans tout l’espace du marché, la présence non qualitative de l’offre, a pu spéculer avec une hardiesse croissante sur la soumission forcée de la demande, et sur la perte du goût qui en est momentanément la conséquence dans la masse de sa clientèle. Qu’il s’agisse d’un logement, de la chair d’un bœuf d’élevage, ou du fruit de l’esprit ignare d’un traducteur, la considération qui s’impose souverainement, c’est que l’on peut désormais obtenir très vite à moindre coût ce qui exigeait auparavant un assez long temps de travail qualifié. Il est bien vrai, du reste, que les traducteurs ont peu de raisons de peiner sur le sens d’un livre, et surtout auparavant pour apprendre la langue en question, alors que presque tous les auteurs actuels ont eux-mêmes écrit avec une hâte si manifeste des livres qui vont être démodés en un temps si bref. Pourquoi traduire bien ce qu’il était déjà inutile d’écrire, et qui ne sera pas lu ? C’est par ce côté de son harmonie spéciale que le système spectaculaire est parfait ; il s’écroule par d’autres côtés.

Cependant, cette pratique courante de la plupart des éditeurs est inadaptée dans le cas de La Société du spectacle, qui intéresse un public tout autre, pour un autre usage. Il existe, d’une manière nettement plus tranchée qu’autrefois, diverses sortes de livres. Beaucoup ne sont même pas ouverts ; et peu sont recopiés sur les murs. Ces derniers tirent précisément leur popularité, et leur pouvoir de conviction, du fait que les instances méprisées du spectacle n’en parlent pas, ou n’en disent que quelques pauvretés en passant. Les individus qui devront jouer leurs vies à partir d’une certaine description des forces historiques et de leur emploi ont, bien sûr, envie d’examiner par eux-mêmes les documents sur des traductions rigoureusement exactes. Sans doute, dans les conditions présentes de production surmultipliée et de diffusion surconcentrée des livres, les titres, en quasi-totalité, ne connaissent le succès, ou plus souvent l’insuccès, que pendant les quelques semaines qui suivent leur sortie. Le tout-venant de l’édition actuelle fonde là-dessus sa politique de l’arbitraire précipité et du fait accompli, qui convient assez aux livres dont on ne parlera, et d’ailleurs n’importe comment, qu’une seule fois. Ce privilège lui manque ici, et il est tout à fait vain de traduire mon livre à la va-vite, puisque la tâche sera toujours recommencée par d’autres ; et que les mauvaises traductions seront sans cesse supplantées par de meilleures.

Un journaliste français qui, récemment, avait rédigé un épais volume, annoncé comme propre à renouveler tout le débat des idées, quelques mois après expliquait son échec par le fait qu’il aurait manqué de lecteurs, plutôt que manqué d’idées. Il déclarait donc que nous sommes dans une société où l’on ne lit pas ; et que si Marx publiait maintenant Le Capital, il irait un soir expliquer ses intentions dans une émission littéraire de la télévision, et le lendemain on n’en parlerait plus. Cette plaisante erreur sent bien son milieu d’origine. Évidemment, si quelqu’un publie de nos jours un véritable livre de critique sociale, il s’abstiendra certainement de venir à la télévision, ou dans les autres colloques du même genre ; de sorte que, dix ou vingt ans après, on en parlera encore.

À vrai dire, je crois qu’il n’existe personne au monde qui soit capable de s’intéresser à mon livre, en dehors de ceux qui sont ennemis de l’ordre social existant, et qui agissent effectivement à partir de cette situation. Ma certitude à cet égard, bien fondée en théorie, est confirmée par l’observation empirique des rares et indigentes critiques ou allusions qu’il a suscitées parmi ceux qui détiennent, ou n’en sont encore qu’à s’efforcer d’acquérir, l’autorité de parler publiquement dans le spectacle, devant d’autres qui se taisent. Ces divers spécialistes des apparences de discussions que l’on appelle encore, mais abusivement, culturelles ou politiques, ont nécessairement aligné leur logique et leur culture sur celles du système qui peut les employer ; non seulement parce qu’ils ont été sélectionnés par lui, mais surtout parce qu’ils n’ont jamais été instruits par rien d’autre. De tous ceux qui ont cité ce livre pour lui reconnaître de l’importance, je n’en ai pas vu jusqu’ici un seul qui se soit risqué à dire, au moins sommairement, de quoi il s’agissait : en fait, il ne s’agissait pour eux que de donner l’impression qu’ils ne l’ignoraient pas. Simultanément, tous ceux qui lui ont trouvé un défaut semblent ne pas lui en avoir trouvé d’autres, puisqu’ils n’en ont rien dit d’autre. Mais chaque fois le défaut précis avait quelque chose de suffisant pour satisfaire son découvreur. L’un avait vu ce livre ne pas aborder le problème de l’État ; l’autre l’avait vu ne tenir aucun compte de l’existence de l’histoire ; un autre l’a repoussé en tant qu’éloge irrationnel et incommunicable de la pure destruction ; un autre l’a condamné comme étant le guide secret de la conduite de tous les gouvernements constitués depuis sa parution. Cinquante autres sont immédiatement parvenus à autant de conclusions singulières, dans le même sommeil de la raison. Et qu’ils écrivent cela dans des périodiques, dans des livres, ou dans des pamphlets composés ad hoc, le même ton de l’impuissance capricieuse a été employé par tous, faute de mieux. Par contre, à ma connaissance, c’est dans les usines d’Italie que ce livre a trouvé, pour le moment, ses meilleurs lecteurs. Les ouvriers d’Italie, qui peuvent être aujourd’hui donnés en exemple à leurs camarades de tous les pays pour leur absentéisme, leurs grèves sauvages que n’apaise aucune concession particulière, leur lucide refus du travail, leur mépris de la loi et de tous les partis étatistes, connaissent assez bien le sujet par la pratique pour avoir pu tirer profit des thèses de La Société du spectacle, même quand ils n’en lisaient que de médiocres traductions.

Le plus souvent, les commentateurs ont fait mine de ne pas comprendre à quel usage on pouvait destiner un livre qui ne saurait être classé dans aucune des catégories des productions intellectuelles que la société encore dominante veut bien prendre en considération, et qui n’est écrit du point de vue d’aucun des métiers spécialisés qu’elle encourage. Les intentions de l’auteur ont donc paru obscures. Il n’y a pourtant là rien de mystérieux. Clausewitz, dans La Campagne de 1815 en France, a noté : « Dans toute critique stratégique, l’essentiel est de se mettre exactement au point de vue des acteurs ; il est vrai que c’est souvent très difficile. La grande majorité des critiques stratégiques disparaîtraient complètement, ou se réduiraient à de très légères distinctions de compréhension, si les écrivains voulaient ou pouvaient se mettre par la pensée dans toutes les circonstances où se trouvaient les acteurs. »

En 1967, je voulais que l’Internationale situationniste ait un livre de théorie. L’I.S. était à ce moment le groupe extrémiste qui avait le plus fait pour ramener la contestation révolutionnaire dans la société moderne ; et il était facile de voir que ce groupe, ayant déjà imposé sa victoire sur le terrain de la critique théorique, et l’ayant habilement poursuivie sur celui de l’agitation pratique, approchait alors du point culminant de son action historique. Il s’agissait donc qu’un tel livre fût présent dans les troubles qui viendraient bientôt, et qui le transmettraient après eux, à la vaste suite subversive qu’ils ne pourraient manquer d’ouvrir.

On sait la forte tendance des hommes à répéter inutilement des fragments simplifiés des théories révolutionnaires anciennes, dont l’usure leur est cachée par le simple fait qu’ils n’essaient pas de les appliquer à quelque lutte effective pour transformer les conditions dans lesquelles ils se trouvent vraiment ; de sorte qu’ils ne comprennent guère mieux comment ces théories ont pu, avec des fortunes diverses, être engagées dans les conflits d’autres temps. En dépit de cela, il n’est pas douteux, pour qui examine froidement la question, que ceux qui veulent ébranler réellement une société établie doivent formuler une théorie qui explique fondamentalement cette société ; ou du moins qui ait tout l’air d’en donner une explication satisfaisante. Dès que cette théorie est un peu divulguée, à condition qu’elle le soit dans des affrontements qui perturbent le repos public, et avant même qu’elle en vienne à être exactement comprise, le mécontentement partout en suspens sera aggravé, et aigri, par la seule connaissance vague de l’existence d’une condamnation théorique de l’ordre des choses. Et après, c’est en commençant à mener avec colère la guerre de la liberté, que tous les prolétaires peuvent devenir stratèges.

Sans doute, une théorie générale calculée pour cette fin doit-elle d’abord éviter d’apparaître comme une théorie visiblement fausse ; et donc ne doit pas s’exposer au risque d’être contredite par la suite des faits. Mais il faut aussi qu’elle soit une théorie parfaitement inadmissible. Il faut qu’elle puisse déclarer mauvais, à la stupéfaction indignée de tous ceux qui le trouvent bon, le centre même du monde existant, en en ayant découvert la nature exacte. La théorie du spectacle répond à ces deux exigences.

Le premier mérite d’une théorie critique exacte est de faire instantanément paraître ridicules toutes les autres. Ainsi, en 1968, tandis que, des autres courants organisés qui, dans le mouvement de négation par lequel commença la dégénérescence des formes de domination de ce temps, vinrent défendre leur propre retard et leurs courtes ambitions, aucun ne disposait d’un livre de théorie moderne, ni même ne reconnaissait rien de moderne dans le pouvoir de classe qu’il s’agissait de renverser, les situationnistes furent capables de mettre en avant la seule théorie de la redoutable révolte de mai ; et la seule qui rendait compte de nouveaux griefs éclatants, que personne n’avait dits. Qui pleure sur le consensus ? Nous l’avons tué. Cosa fatta capo ha.

Quinze ans auparavant, en 1952, quatre ou cinq personnes peu recommandables de Paris décidèrent de rechercher le dépassement de l’art. Il apparut que, par une conséquence heureuse d’une marche hardie sur ce chemin, les vieilles lignes de défense qui avaient brisé les précédentes offensives de la révolution sociale se trouvaient débordées et tournées. On découvrit là l’occasion d’en lancer une autre. Ce dépassement de l’art, c’est le « passage au nord-ouest » de la géographie de la vraie vie, qui avait si souvent été cherché pendant plus d’un siècle, notamment à partir de la poésie moderne s’auto-détruisant. Les précédentes tentatives, où tant d’explorateurs s’étaient perdus, n’avaient jamais débouché directement sur une telle perspective. C’est probablement parce qu’il leur restait encore quelque chose à ravager de la vieille province artistique, et surtout parce que le drapeau des révolutions semblait auparavant tenu par d’autres mains, plus expertes. Mais jamais aussi cette cause n’avait subi une déroute si complète, et n’avait laissé le champ de bataille si vide, qu’au moment où nous sommes venus nous y ranger. Je crois que le rappel de ces circonstances est le meilleur éclaircissement que l’on puisse apporter aux idées et au style de La Société du spectacle. Et quant à cette chose, si l’on veut bien la lire, on y verra que les quinze années que j’ai passées à méditer la ruine de l’État, je ne les ai ni dormies ni jouées.

Il n’y a pas un mot à changer à ce livre dont, hormis trois ou quatre fautes typographiques, rien n’a été corrigé au cours de la douzaine de réimpressions qu’il a connues en France. Je me flatte d’être un très rare exemple contemporain de quelqu’un qui a écrit sans être tout de suite démenti par l’événement, et je ne veux pas dire démenti cent fois ou mille fois, comme les autres, mais pas une seule fois. Je ne doute pas que la confirmation que rencontrent toutes mes thèses ne doive continuer jusqu’à la fin du siècle, et même au delà. La raison en est simple : j’ai compris les facteurs constitutifs du spectacle « dans le cours du mouvement et conséquemment par leur côté éphémère », c’est-à-dire en envisageant l’ensemble du mouvement historique qui a pu édifier cet ordre, et qui maintenant commence à le dissoudre. À cette échelle, les onze années passées depuis 1967, et dont j’ai pu connaître d’assez près les conflits, n’ont été qu’un moment de la suite nécessaire de ce qui était écrit ; quoique, dans le spectacle même, elles aient été remplies par l’apparition et le remplacement de six ou sept générations de penseurs plus définitifs les uns que les autres. Pendant ce temps, le spectacle n’a fait que rejoindre plus exactement son concept, et le mouvement réel de sa négation n’a fait que se répandre extensivement et intensivement.

Il appartenait, en effet, à la société spectaculaire elle-même d’ajouter quelque chose dont ce livre, je crois, n’avait pas besoin : des preuves et des exemples plus lourds et plus convaincants. On a pu voir la falsification s’épaissir et descendre jusque dans la fabrication des choses les plus triviales, comme une brume poisseuse qui s’accumule au niveau du sol de toute l’existence quotidienne. On a pu voir prétendre à l’absolu, jusqu’à la folie « télématique », le contrôle technique et policier des hommes et des forces naturelles, contrôle dont les erreurs grandissent juste aussi vite que les moyens. On a pu voir le mensonge étatique se développer en soi et pour soi, ayant si bien oublié son lien conflictuel avec la vérité et la vraisemblance, qu’il peut s’oublier lui-même et se remplacer d’heure en heure. L’Italie a eu récemment l’occasion de contempler cette technique, autour de l’enlèvement et la mise à mort d’Aldo Moro, au point le plus haut qu’elle ait jamais atteint, et qui pourtant sera bientôt surpassé, ici ou ailleurs. La version des autorités italiennes, aggravée plutôt qu’améliorée par cent retouches successives, et que tous les commentateurs se sont fait un devoir d’admettre en public, n’a pas été un seul instant croyable. Son intention n’était pas d’être crue, mais d’être la seule en vitrine ; et après d’être oubliée, exactement comme un mauvais livre.

Ce fut un opéra mythologique à grandes machineries, où des héros terroristes à transformations sont renards pour prendre au piège leur proie, lions pour ne rien craindre de personne aussi longtemps qu’ils la gardent, et moutons pour ne pas tirer de ce coup la plus petite chose nuisible au régime qu’ils affectent de défier. On nous dit qu’ils ont la chance d’avoir affaire à la plus incapable des polices, et qu’en outre ils ont pu s’infiltrer sans gêne dans ses plus hautes sphères. Cette explication est peu dialectique. Une organisation séditieuse qui mettrait certains de ses membres en contact avec les services de sécurité de l’État, à moins de les y avoir introduits nombre d’années auparavant pour y faire loyalement leur tâche jusqu’à ce que vienne une grande occasion de s’en servir, devrait s’attendre à ce que ses manipulateurs soient eux-mêmes parfois manipulés ; et serait donc privée de cette olympienne assurance de l’impunité qui caractérise le chef d’état-major de la « brigade rouge ». Mais l’État italien dit mieux, à l’approbation unanime de ceux qui le soutiennent. Il a pensé, tout comme un autre, à infiltrer des agents de ses services spéciaux dans les réseaux terroristes clandestins, où il leur est si facile ensuite de s’assurer une rapide carrière jusqu’à la direction, et d’abord en faisant tomber leurs supérieurs, comme le firent, pour le compte de l’Okhrana tsariste, Malinovski qui trompa même le rusé Lénine, ou Azev qui, une fois à la tête de « l’organisation de combat » du parti socialiste-révolutionnaire, poussa la maîtrise jusqu’à faire lui-même assassiner le premier ministre Stolypine. Une seule coïncidence malheureuse est venue entraver la bonne volonté de l’État : ses services spéciaux venaient d’être dissous. Un service secret, jusqu’ici, n’était jamais dissous comme, par exemple, le chargement d’un pétrolier géant dans des eaux côtières, ou une fraction de la production industrielle moderne à Seveso. En gardant ses archives, ses mouchards, ses officiers traitants, il changeait simplement de nom. C’est ainsi qu’en Italie le S.I.M., Service des Informations Militaires, du régime fasciste, si fameux pour ses sabotages et ses assassinats à l’étranger, était devenu le S.I.D., Service des Informations de la Défense, sous le régime démocratique-chrétien. D’ailleurs, quand on a programmé sur un ordinateur une espèce de doctrine-robot de la « brigade rouge », lugubre caricature de ce que l’on serait réputé penser et faire si l’on préconise la disparition de cet État, un lapsus de l’ordinateur — tant il est vrai que ces machines-là dépendent de l’inconscient de ceux qui les informent — a fait attribuer au seul pseudo-concept que répète automatiquement la « brigade rouge », ce même sigle de S.I.M., voulant dire pour cette fois « Société Internationale des Multinationales ». Ce S.I.D., « baigné de sang italien », a dû être récemment dissous parce que, comme l’État l’avoue post festum, c’est lui qui, depuis 1969, exécutait directement, le plus souvent mais non toujours à la bombe, cette longue série de massacres que l’on attribuait, selon les saisons, aux anarchistes, aux néo-fascistes, ou aux situationnistes. Maintenant que la « brigade rouge » fait exactement le même travail, et pour une fois au moins avec une valeur opérationnelle très supérieure, il ne peut évidemment pas la combattre : puisqu’il est dissous. Dans un service secret digne de ce nom, la dissolution même est secrète. On ne peut donc pas distinguer quelle proportion des effectifs a été admise à une honorable retraite ; quelle autre a été affectée à la « brigade rouge », ou prêtée peut-être au Chah d’Iran pour incendier un cinéma d’Abadan ; quelle autre a été discrètement exterminée par un État probablement indigné d’apprendre que l’on avait quelquefois outrepassé ses instructions, et dont on sait qu’il n’hésitera jamais à tuer les fils de Brutus pour faire respecter ses lois, depuis que son intransigeant refus d’envisager même la plus minime concession pour sauver Moro a fait enfin la preuve qu’il avait toutes les fermes vertus de la Rome républicaine.

Giorgio Bocca, qui passe pour le meilleur analyste de la presse italienne, et qui fut en 1975 la première dupe du Véridique Rapport de Censor, entraînant aussitôt dans son erreur toute la nation, ou du moins la couche qualifiée qui écrit dans les journaux, n’a pas été découragé du métier par cette malencontreuse démonstration de sa niaiserie. Et peut-être est-ce pour lui un bien qu’elle ait été prouvée alors par une expérimentation aussi scientifique parce que, sinon, on pourrait être pleinement assuré que c’est par vénalité, ou par peur, qu’il a écrit en mai 1978 son livre Moro – Una tragedia italiana, dans lequel il s’empresse d’avaler, sans en perdre une, les mystifications mises en circulation, et les revomit sur-le-champ en les déclarant excellentes. Un seul instant, il est amené à évoquer le centre de la question, mais bien entendu à l’envers, quand il écrit ceci : « Aujourd’hui, les choses ont changé ; avec la terreur rouge derrière elles, les franges ouvrières extrémistes peuvent s’opposer ou tenter de s’opposer à la politique syndicale. Celui qui a assisté à une assemblée ouvrière dans une usine comme Alfa Romeo d’Arese a pu voir que le groupe des extrémistes, qui ne compte pas plus d’une centaine d’individus, est pourtant capable de se placer au premier rang et de crier des accusations et des insultes que le parti communiste doit supporter. » Que des ouvriers révolutionnaires insultent des staliniens, en obtenant le soutien de presque tous leurs camarades, rien n’est plus normal, puisqu’ils veulent faire une révolution. Ne savent-ils pas, instruits par leur longue expérience, que le préalable est de chasser les staliniens des assemblées ? C’est pour ne pas avoir pu le faire que la révolution échoua en France en 1968, et au Portugal en 1975. Ce qui est insensé et odieux, c’est de prétendre que ces « franges ouvrières extrémistes » peuvent en venir à ce stade nécessaire parce qu’elles auraient, « derrière elles », des terroristes. Tout au contraire, c’est parce qu’un grand nombre d’ouvriers italiens ont échappé à l’encadrement de la police syndicale-stalinienne, que l’on a fait marcher la « brigade rouge », dont le terrorisme illogique et aveugle ne peut que les gêner ; les mass media saisissant l’occasion pour y reconnaître sans l’ombre d’un doute leur détachement avancé, et leurs inquiétants dirigeants. Bocca insinue que les staliniens sont contraints de supporter les injures, qu’ils ont si largement méritées partout depuis soixante ans, parce qu’ils seraient physiquement menacés par des terroristes que l’autonomie ouvrière tiendrait en réserve. Ce n’est qu’une boccasserie particulièrement sale puisque personne n’ignore qu’à cette date, et très au-delà, la « brigade rouge » s’était bien gardée de s’attaquer aux staliniens personnellement. Quoiqu’elle veuille s’en donner l’allure, elle ne choisit pas au hasard ses périodes d’activité, ni selon son bon plaisir ses victimes. Dans un tel climat, on constate inévitablement l’élargissement d’une couche périphérique de petit terrorisme sincère, plus ou moins surveillé, et toléré momentanément, comme un vivier dans lequel on peut toujours pêcher à la commande quelques coupables à montrer sur un plateau ; mais la « force de frappe » des interventions centrales n’a pu être composée que de professionnels ; ce que confirme chaque détail de leur style.

Le capitalisme italien, et son personnel gouvernemental avec lui, est très divisé sur la question, en effet vitale et éminemment incertaine, de l’emploi des staliniens. Certains secteurs modernes du grand capital privé sont ou ont été résolument pour ; et d’autres, qu’appuient beaucoup de gestionnaires du capital des entreprises semi-étatisées, sont plus hostiles. Le haut personnel étatique a une large autonomie de manœuvre, parce que les décisions du capitaine priment celles de l’armateur quand le bateau coule, mais il est lui-même partagé. L’avenir de chaque clan dépend de la manière dont il saura imposer ses raisons, en les prouvant en pratique. Moro croyait au « compromis historique », c’est-à-dire à la capacité des staliniens de briser finalement le mouvement des ouvriers révolutionnaires. Une autre tendance, celle qui est pour l’instant en situation de commander aux contrôleurs de la « brigade rouge », n’y croyait pas ; ou du moins, estimait que les staliniens, pour les faibles services qu’ils peuvent rendre, et qu’ils rendront de toute façon, n’ont pas à être exagérément ménagés, et qu’il faut les bâtonner plus rudement pour qu’ils ne deviennent pas trop insolents. On a vu que cette analyse n’était pas sans valeur puisque, Moro ayant été enlevé en guise d’affront inaugural au « compromis historique » enfin authentifié par un acte parlementaire, le parti stalinien a continué à faire mine de croire à l’indépendance de la « brigade rouge ». On a gardé le prisonnier en vie aussi longtemps que l’on a cru pouvoir prolonger l’humiliation et l’embarras des amis, qui devaient subir le chantage en feignant noblement de ne pas comprendre ce qu’attendaient d’eux de barbares inconnus. On en a fini tout de même aussitôt que les staliniens ont montré les dents, faisant publiquement allusion à des manœuvres obscures ; et Moro est mort déçu. En effet, la « brigade rouge » a une autre fonction, d’un intérêt plus général, qui est de déconcerter ou discréditer les prolétaires qui se dressent réellement contre l’État, et peut-être un jour d’éliminer quelques-uns des plus dangereux. Cette fonction-là, les staliniens l’approuvent, puisqu’elle les aide dans leur lourde tâche. Le côté qui les lèse eux-mêmes, ils en limitent les excès par des insinuations à mots couverts en public aux moments cruciaux, et par des menaces précises et hurlées dans leurs constantes négociations intimes avec le pouvoir étatique. Leur arme de dissuasion, c’est qu’ils pourraient soudainement tout dire de ce qu’ils savent de la « brigade rouge » depuis l’origine. Mais nul n’ignore qu’ils ne peuvent employer cette arme sans briser le « compromis historique » ; et donc qu’ils souhaitent sincèrement pouvoir rester aussi discrets là-dessus que sur les exploits du S.I.D. proprement dit, en son temps. Que deviendraient les staliniens, dans une révolution ? Ainsi, on continue de les bousculer, mais pas trop. Quand, dix mois après l’enlèvement de Moro, la même invincible « brigade rouge » abat pour la première fois un syndicaliste stalinien, le parti dit communiste réagit aussitôt, mais sur le seul terrain des formes protocolaires, en menaçant ses alliés de les obliger désormais à le désigner comme un parti, certes toujours loyal et constructif, mais qui sera à côté de la majorité, et non plus à côté dans la majorité.

La caque sent toujours le hareng, et un stalinien sera toujours dans son élément partout où l’on respire une odeur de crime occulte d’État. Pourquoi ceux-là s’offenseraient-ils de l’atmosphère des discussions au sommet de l’État italien, avec le couteau dans la manche et la bombe sous la table ? N’était-ce pas dans le même style que se réglaient les différends entre, par exemple, Khrouchtchev et Béria, Kadar et Nágy, Mao et Lin Piao ? Et d’ailleurs les dirigeants du stalinisme italien ont fait eux-mêmes les bouchers dans leur jeunesse, au temps de leur premier compromis historique, quand ils s’étaient chargés, avec les autres employés du « Komintern », de la contre-révolution au service de la République démocratique espagnole, en 1937. C’était alors leur propre « brigade rouge » qui enlevait Andrès Nin, et le tuait dans une autre prison clandestine.

Ces tristes évidences, de nombreux Italiens les connaissent de très près, et d’autres bien plus nombreux s’en sont tout de suite avisés. Mais elles ne sont publiées nulle part, car ceux-ci sont privés du moyen de le faire, et ceux-là de l’envie. C’est à ce degré de l’analyse que l’on est fondé à évoquer une politique « spectaculaire » du terrorisme, et non, comme le répète vulgairement la finesse subalterne de tant de journalistes ou professeurs, parce que des terroristes sont quelquefois mus par le désir de faire parler d’eux. L’Italie résume les contradictions sociales du monde entier, et tente, à la manière que l’on sait, d’amalgamer dans un seul pays la Sainte Alliance répressive du pouvoir de classe, bourgeois et bureaucratique-totalitaire, qui déjà fonctionne ouvertement sur toute la surface de la terre, dans la solidarité économique et policière de tous les États ; quoique, là aussi, non sans quelques discussions et règlements de comptes à l’italienne. Étant pour le moment le pays le plus avancé dans le glissement vers la révolution prolétarienne, l’Italie est aussi le laboratoire le plus moderne de la contre-révolution internationale. Les autres gouvernements issus de la vieille démocratie bourgeoise pré-spectaculaire regardent avec admiration le gouvernement italien, pour l’impassibilité qu’il sait conserver au centre tumultueux de toutes les dégradations, et pour la dignité tranquille avec laquelle il siège dans la boue. C’est une leçon qu’ils auront à appliquer chez eux pendant une longue période.

En effet, les gouvernements, et les nombreuses compétences subordonnées qui les secondent, tendent à devenir partout plus modestes. Ils se satisfont déjà de faire passer pour une paisible et routinière expédition des affaires courantes leur gestion, funambulesque et épouvantée, d’un processus qui devient sans cesse plus insolite et qu’ils désespèrent de maîtriser. Et comme eux, l’air du temps apportant tout cela, la marchandise spectaculaire a été amenée à un étonnant renversement de son type de justification mensongère. Elle présentait comme des biens extraordinaires, comme la clef d’une existence supérieure, et peut-être même élitiste, des choses tout à fait normales et quelconques : une automobile, des chaussures, un doctorat en sociologie. Elle est aujourd’hui contrainte de présenter comme normales et familières des choses qui sont effectivement devenues tout à fait extraordinaires. Ceci est-il du pain, du vin, une tomate, un œuf, une maison, une ville ? Certainement pas, puisqu’un enchaînement de transformations internes, à court terme économiquement utile à ceux qui détiennent les moyens de production, en a gardé le nom et une bonne part de l’apparence, mais en en retirant le goût et le contenu. On assure pourtant que les divers biens consommables répondent indiscutablement à ces appellations traditionnelles, et on en donne pour preuve le fait qu’il n’existe plus rien d’autre, et qu’il n’y a donc plus de comparaison possible. Comme on a fait en sorte que très peu de gens sachent où trouver les authentiques là où ils existent encore, le faux peut relever légalement le nom du vrai qui s’est éteint. Et le même principe qui régit la nourriture ou l’habitat du peuple s’étend partout, jusqu’aux livres ou aux dernières apparences de débat démocratique que l’on veut bien lui montrer.

La contradiction essentielle de la domination spectaculaire en crise, c’est qu’elle a échoué sur le point où elle était la plus forte, sur certaines plates satisfactions matérielles, qui excluaient bien d’autres satisfactions, mais qui étaient censées suffire pour obtenir l’adhésion réitérée des masses de producteurs-consommateurs. Et c’est précisément cette satisfaction matérielle qu’elle a polluée, et qu’elle a cessé de fournir. La société du spectacle avait partout commencé dans la contrainte, dans la tromperie, dans le sang ; mais elle promettait une suite heureuse. Elle croyait être aimée. Maintenant, elle ne promet plus rien. Elle ne dit plus : « Ce qui apparaît est bon, ce qui est bon apparaît. » Elle dit simplement : « C’est ainsi. » Elle avoue franchement qu’elle n’est plus, dans l’essentiel, réformable ; quoique le changement soit sa nature même, pour transmuter en pire chaque chose particulière. Elle a perdu toutes ses illusions générales sur elle-même.

Tous les experts du pouvoir, et tous leurs ordinateurs, sont réunis en permanentes consultations pluridisciplinaires, sinon pour trouver le moyen de guérir la société malade, du moins pour lui garder autant que faire se pourra, et jusqu’en coma dépassé, une apparence de survie, comme pour Franco ou Boumediène. Un vieux chant populaire de Toscane conclut plus vite et plus savamment : « E la vita non è la morte, — E la morte non è la vita. — La canzone è già finita. »

Celui qui lira attentivement ce livre verra qu’il ne donne aucune sorte d’assurances sur la victoire de la révolution, ni sur la durée de ses opérations, ni sur les âpres voies qu’elle aura à parcourir, et moins encore sur sa capacité, parfois vantée à la légère, d’apporter à chacun le parfait bonheur. Moins que toute autre, ma conception, qui est historique et stratégique, ne peut considérer que la vie devrait être, pour cette seule raison que cela nous serait agréable, une idylle sans peine et sans mal ; ni donc que la malfaisance de quelques possédants et chefs crée seule le malheur du plus grand nombre. Chacun est le fils de ses œuvres, et comme la passivité fait son lit, elle se couche. Le plus grand résultat de la décomposition catastrophique de la société de classes, c’est que, pour la première fois dans l’histoire, le vieux problème de savoir si les hommes, dans leur masse, aiment réellement la liberté, se trouve dépassé : car maintenant ils vont être contraints de l’aimer.

Il est juste de reconnaître la difficulté et l’immensité des tâches de la révolution qui veut établir et maintenir une société sans classes. Elle peut assez aisément commencer partout où des assemblées prolétariennes autonomes, ne reconnaissant en dehors d’elles aucune autorité ou propriété de quiconque, plaçant leur volonté au-dessus de toutes les lois et de toutes les spécialisations, aboliront la séparation des individus, l’économie marchande, l’État. Mais elle ne triomphera qu’en s’imposant universellement, sans laisser une parcelle de territoire à aucune forme subsistante de société aliénée. Là, on reverra une Athènes ou une Florence dont personne ne sera rejeté, étendue jusqu’aux extrémités du monde ; et qui, ayant abattu tous ses ennemis, pourra enfin se livrer joyeusement aux véritables divisions et aux affrontements sans fin de la vie historique.

Qui peut encore croire à quelque issue moins radicalement réaliste ? Sous chaque résultat et sous chaque projet d’un présent malheureux et ridicule, on voit s’inscrire le Mané, Thécel, Pharès qui annonce la chute immanquable de toutes les cités d’illusion. Les jours de cette société sont comptés ; ses raisons et ses mérites ont été pesés, et trouvés légers ; ses habitants se sont divisés en deux partis, dont l’un veut qu’elle disparaisse.

Guy Debord – janvier 1979.

 

Parue aux Éditions Champ libre à Paris en février 1979, avant d’être publiée aux Éditions Vallecchi à Florence en mai, avec la traduction par Paolo Salvadori de La Société du spectacle ; repris en 1992 par les Éditions Gallimard.

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